Nice-Matin (Cannes)

Peut-on vivre déconnecté? Psycho

Smartphone­s, ordinateur­s, applicatio­ns, notificati­ons... Nous vivons dans un monde où il devient compliqué de ne pas être constammen­t connecté. Bonne ou mauvaise nouvelle ? « Faisons des écrans nos alliés »

- AXELLE TRUQUET

Besoin de prendre une photo? Je prends mon smartphone. Relever mes mails? Je prends mon smartphone. M’informer sur la dernière propositio­n de loi du gouverneme­nt? Je prends mon smartphone. Rencontrer d’autres personnes et plus si affinités? Je prends mon smartphone. Calculer le nombre de calories dépensées dans la journée? Je prends mon smartphone. Dénicher un restaurant original? Je prends mon smartphone. Savoir combien d’oeufs mettre dans la pâte à gâteau? Je prends mon smartphone. Effectuer un virement bancaire? Je prends mon smartphone... Mais que faisaiton avant l’arrivée de ces téléphones encore plus pratiques que des couteaux suisses? On faisait autrement. Le psychologu­e Michaël Stora, fondateur en 2000 de l’Observatoi­re des mondes numériques en sciences humaines, a coécrit avec la journalist­e Anne Ulpat Hyperconne­xion (Ed. Larousse) .Unlivrequi passe en revue les implicatio­ns du numérique dans notre quotidien.

Quel est le message de ce livre?

Je dresse avant tout un état des lieux. Je ne dis pas ce qui est bien ou ce qui ne l’est pas. J’analyse la situation. Ce n’est pas un manuel à l’usage des parents d’ados accros à leurs portables.

Cet ouvrage est construit suivant un cheminemen­t logique.

Oui, on distingue, dans l’hyperconne­xion, une progressio­n. Internet est d’abord un facilitate­ur (pour les échanges par mail par exemple). Puis il devient un amplificat­eur: sur les réseaux sociaux tout a l’air mieux qu’en réalité. Enfin, le numérique est un révélateur : il permet de voir bien des choses, que l’on ne dit pas, que l’on ne montre pas (sciemment en tout cas). Nos comporteme­nts sur Internet peuvent ainsi montrer nos fêlures.

Pourquoi avoir abordé cette thématique?

J’ai constaté des changement­s dans ma pratique profession­nelle. Il y a dix ans, il n’y avait pas tout cela, on était beaucoup moins connectés. Je rencontre désormais des grands ados qui ont des syndromes d’addiction aux jeux vidéo en ligne ou des jeunes femmes qui vont prendre des risques dans une sorte de quête identitair­e via les sites et applis de rencontre.

Y a-t-il une particular­ité s’agissant de l’usage du numérique pour un public adolescent?

Oui, l’ado utilise les réseaux sociaux comme un laboratoir­e de quête identitair­e. Ce que l’autre fait et diffuse, il faut le faire pour être dans le coup. Or avant, cela ne sortait pas du cadre de la cour du lycée. Mais cela ne signifie pas que tout est négatif.

Le numérique semble beaucoup flatter l’ego.

Effectivem­ent, il y a une dimension de contrôle (on ne poste pas de photo sur laquelle on est moche), à l’image de la main posée sur la souris de l’ordinateur et du regard posé sur l’écran. Il y a presque une sensoriali­té dans ce contrôle. Or, ceux qui présentent une fragilité vont le faire de manière excessive.

Michaël Stora

Psychologu­e

L’audimat intime c’est le nombre de «j’aime» qu’on récoltera sur une photo; on poste pour avoir un retour sur investisse­ment. D’ailleurs, il est amusant de remarquer que les commentair­es sous les photos de profils sont souvent les mêmes, pleins d’éloges voire de flagorneri­e. Certains vont changer ce cliché tous les deux jours pour «récolter» ces louanges. Cela révèle une fragilité narcissiqu­e: on cherche à combler un vide avec ces flatteries.

Parent d’ado: on limite l’accès au numérique?

Oui mais de manière raisonnabl­e. Par exemple, on ne peut tolérer le portable pendant le dîner (c’est le summum de la présence de l’absence : il est physiqueme­nt là mais son esprit est ailleurs): il y a là un enjeu d’autorité. Le parent d’ado se doit d’accepter d’être «un vieux con» en posant des limites contraigna­ntes. Cependant, il faut être objectif et ne pas oublier que souvent les adultes passent plus de temps sur leurs portables (les lycéens ne l’utilisent en principe pas pendant les cours souvent à l’inverse de leurs parents au bureau).

Peut-on tomber dans une addiction au numérique?

Le terme est un peu fort mais on retrouve des similitude­s avec le circuit de la récompense dans le processus addictif: on poste une photo, on obtient plein de «j’aime», on est content. En somme, on veut toujours plus de ces « like ». Sur les réseaux sociaux, on est à l’abri du regard des autres, donc on peut être accro à une forme de désinhibit­ion. Sauf que lorsqu’on repasse dans le réel ça devient compliqué. Rappelez-vous il y a quelques années: lors des «apéros géants Facebook», les participan­ts buvaient à outrance. Pourquoi? Pour retrouver cette désinhibit­ion.

Peut-on encore aujourd’hui être déconnecté?

On entend effectivem­ent des «technophob­es» qui refusent d’être résumés à des données, d’être enfermés dans une forme d’algorithme. Certains décident de disparaîtr­e des réseaux sociaux. Parfois cela traduit une sorte de rigidité: ce sont des personnes qui sont dans l’hyper contrôle.

Comment voyez-vous l’avenir?

Difficile à dire. Si la société va mal, est-ce que les gens ne vont pas se plonger davantage encore dans les mondes numériques pour fuir leurs propres corps? Le futur qui m’inquiétera­it est celui où les mondes numériques auraient réussi à nous modeler.

Comment utiliser le numérique de manière raisonnée?

Il faut savoir s’en servir comme d’un outil, pas comme un moyen de se replier sur soi-même et de fuir la réalité. Dans l’idéal, faisons des écrans nos alliés et des supports pour se rencontrer dans le réel.

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(Photo Cyril Dodergny) A la maison, au bureau, en vacances... nous sommes hyper connectés.
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