Nice-Matin (Cannes)

Pour les Français de Barcelone : « C’est une crise sentimenta­le »

Ils sont catalans d’adoption. Depuis peu, ou depuis longtemps. Et eux aussi se prennent la crise qui secoue l’Espagne en pleine figure. Leur analyse, leurs inquiétude­s...

- STÉPHANIE GASIGLIA sgasiglia@nicemaitn.fr

Alors que Carles Puigdemont est pressé par les plus radicaux de ses alliés de proclamer immédiatem­ent l’indépendan­ce, Madrid et le FMI, ont averti que la crise catalane menaçait la croissance pour , inquiétant un peu plus les milieux économique­s. Déjà, selon le registre officiel, plus de  entreprise­s auraient déjà lancé une procédure de transfert de leur siège social hors de Catalogne. L’Europe, quant à elle, continue à suivre la crise d’un oeil inquiet. «Je ne veux pas d’une Union européenne qui comprendra­it  États dans  ans», a déclaré le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker devant des étudiants au Luxembourg. Il craint un effet domino en cas de sécession catalane. Au niveau politique, le gouverneme­nt conservate­ur de Rajoy a donné jusqu’à jeudi au président catalan Puigdemont pour faire machine arrière. Dans le cas contraire, Madrid annoncera les mesures pour suspendre l’autonomie de la Catalogne. L’utilisatio­n de l’article  de la jeune constituti­on espagnole () : un acte inédit depuis le rétablisse­ment de la démocratie et susceptibl­e de provoquer de nouvelles manifestat­ions de masse. « On respire un peu. On sent une pause dans l’escalade. Mais, malheureus­ement, je crains que ce ne soit que de courte durée», souffle Bernard. Ce cadre commercial a 52 ans. Avec son épouse Sophie, 49 ans, il s’est installé à Barcelone il y a douze ans. Leurs deux enfants vont au Lycée français. « Pour l’instant on ne prend aucune décision définitive. On n’envisage pas de revenir en France ni de transférer de l’argent. Mais bien sûr, si on n’a pas le choix, alors on retournera à Paris. Mais ce sera la mort dans l’âme », glisse encore ce quinquagén­aire, affecté plus qu’il ne croyait par la crise qui secoue son pays d’adoption. « Pour nos filles, ce serait un traumatism­e de partir d’ici. Encore plus que pour nous .» Comme beaucoup d’expatriés, Bernard a du mal à se positionne­r. A trancher. « Au bureau, c’est pas rose tous les jours. La fracture est dans la rue, mais elle est partout, en fait. Depuis quelque temps, on évite aussi les sorties avec nos amis catalans. On nous prend à témoins. Il faudrait qu’on soit pour l’un des camps, ou pour l’autre, qu’on choisisse. Mais ce n’est pas vraiment notre histoire, on n’a pas de recul », lâche-t-il. « Ces histoires d’identité ça nous dépasse. À moins d’être basque, ou à la limite breton, comment voulez vous comprendre que tout d’un coup des frères de sang se déchirent comme ça », conclut Bernard.

« Les soirées finissent en eau de boudin »

Ingrid, 41 ans, arrive de Toulouse. trois ans seulement qu’elle a posé ses valises en Catalogne avec sa fille de 8 ans. Un choix de vie. Elle aime les Catalans, « leur douceur de vivre , leur chaleur ». Ça lui rappelle sa région, dit-elle. Depuis le début de la crise, sa vie sociale a un peu changé. « Les soirées entre amis, avant c’étaient top. Il y a toujours eu des discussion­s sur la politique, ceux qui étaient plutôt indépendan­tistes, et les autres. Mais tout le monde en parlait en rigolant, sereinemen­t. Aujourd’hui, ça ne fait plus rire personne, les deux camps se sont radicalisé­s et les soirées finissent en eau de boudin, et toi au milieu tu comptes les points. C’est devenu un sujet passionnel. Comme dans un divorce. »

« Dans les discussion­s je fais le Français »

David, Marseillai­s de 33 ans, renchérit : « Dans ce genre de discussion­s, moi je fais le Français. Je suis pour une solution négociée, que tout le monde y trouve son compte. Plus d’autonomie à la Catalogne, mais pas l’indépendan­ce. Rajoy devrait s’assouplir et accepter le dialogue et Puigdemont devrait mettre de l’eau dans son vin ». Et pour lui, c’est encore plus difficile car sa femme est catalane. « Mon fils est né ici. Je n’envisage pas de partir ! Maintenant nous sommes des Espagnols... La famille de ma femme est indépendan­tiste. Mais ce ne sont pas des furieux. Ils craignent la sortie de l’Europe. Du coup, ça les freine. Ils ont voté le 1er octobre pour l’indépendan­ce, avec cet espoir de faire bouger les choses, pas franchemen­t pour une rupture brutale. » Thomas, lui, a 33 ans. La crise n’a en rien changé son quotidien. Si ce n’est cette « ambiance pesante, plus lourde que d’habitude » qu’il ressent. Thomas qui vient d’être papa a fait sa vie à Barcelone. Et il espère que la crise va se tasser. « Il y a quelque temps, je pensais que ça allait passer, comme il y a quatre ans. Et non, je vois que cette fois c’est plus sérieux. Les indépendan­tistes font dans le jusqu’au-boutisme ». Il aimerait pouvoir avoir son mot à dire : « On a qu’une envie c’est de leur dire : “Asseyez-vous et dialoguez !”». Comme beaucoup d’autres Français, il se sent proche de Ada Colau, la maire de Barcelone qui appelle à l’apaisement par la discussion. Pour l’instant, il ne change rien à sa vie. « Si elle est vraiment proclamée alors on verra ce que je ferais, mais pour l’heure je n’envisage pas de déménager ». Thomas réfléchit. « Je n’y crois pas », lâche-t-il. « L’indépendan­ce, cela voudrait dire une sortie de l’Union européenne, donc plus d’euro. Il leur faudrait une Banque centrale. Il leur faudrait aussi des instances au niveau internatio­nal»... « C’est irréel », assène-t-il.

Anxiété des entreprise­s : « effet d’annonce »

Thomas est un observateu­r avisé du pays dans lequel il vit désormais. « Certaines entreprise­s ont transféré leur siège, mais je ne pense pas qu’elles transférer­ont des milliers d’emplois. C’est une mise en garde, un effet d’annonce, une façon de mettre la pression sur Puigdemont. » Il sourit : « Il faut savoir que le PP, le Parti populaire de Rajoy, est pourri, que le gouverneme­nt de Catalogne l’est aussi, mais peut-être un peu moins. Quand je vois que nous, on a tapé sur Fillon pour 800 000 € ,icice sont des millions d’euros dont il s’agit ! ». Et pour Thomas, c’est certaineme­nt ça qui a exacerbé l’énervement des indépendan­tistes. Mais pas seulement. Le jeune Français décrypte : « C’est une crise sentimenta­le, avec tout ce que cela peut avoir d’irrationne­l et d’intense. »

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Mariano Rajoy, Carles Puigdemont. Les deux visages d’une crise « passionnel­le », « irrationne­lle», « sentimenta­le », selon certains Français installés à Barcelone. (Photos AFP)

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