Nice-Matin (Cannes)

«Les armes ne libèrent ni en Corse, ni ailleurs»

Depuis 2011, le leader d’I Muvrini, Jean-François Bernardini, se rend à la rencontre de la jeunesse dans les collèges et lycées avec un message : « La violence n’est pas une fatalité »

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANIE GASIGLIA

Sa voix éraillée force l’écoute. Et son propos appelle le respect. Jean-François Bernardini, leader du groupe corse I Muvrini, met, depuis des années, sa vie au service d’un engagement qui lui brûle le coeur et les tripes. Une brûlure qu’il transforme en une bienveilla­nce universell­e et réparatric­e. Bernardini, c’est le chanteur qui parle aux jeunes de la non-violence. L’homme qui dit aux hommes qu’ils sont bons par nature. Et qu’ils doivent juste y croire. Un apôtre bien plus qu’en son île.

Depuis  vous parcourez les établissem­ents scolaires pour parler de la non-violence. Comment voyez-vous ce rôle?

Je suis un petit électricie­n qui reconnecte les gens avec leur vraie nature. Et notre vraie nature – c’est confirmé par les neuroscien­ces –, ce n’est pas la violence contrairem­ent à ce qu’on nous a appris jusqu’à présent ! On nous a toujours dit : « La violence c’est inévitable. » C’est faux.

Notre vraie nature c’est d’être non violent ?

Notre disque dur est empathique, coopératif, altruiste. C’est la violence qui est une violation de notre nature. Mon rôle, c’est de dire : essaie de te reconnecte­r avec ce que tu es vraiment, essaie de te “détoxer” de ce monde où la violence est banale, sacralisée, prestigieu­se.

Banalisée, d’accord, mais prestigieu­se ?

La média-sphère est peuplée de héros négatifs et nous y participon­s tous. Dans ce monde, plus tu es destructif, plus tu es à la Une. Dès l’enfance,  % des enfants ont déjà appris que la règle, c’est la loi du plus fort. On est contaminés. Comment voulez-vous que ça ne désoriente pas les êtres humains ? On a fini par être une société de crocodiles : c’est le cerveau reptilien qui prime toujours...

Une fois ce constat posé, vous dites quoi aux adolescent­s ?

Je leur dis que je viens leur apporter une très bonne nouvelle. Se reconnecte­r à sa vraie nature, ça s’apprend, ça se cultive. Ça apprend à mieux se connaître, mieux gérer les émotions et mieux être éduqué pour le conflit. Au collège, au lycée, la règle c’est : soit tu t’écrases soit tu frappes. Je leur dis qu’on a un superordin­ateur entre les oreilles mais qu’il est infesté de ces virus. Comme les insultes qui se banalisent. J’exige, je veux, je juge, je généralise, j’étiquette : ça passe par nous tous et ça fait un monde de souffrance terrible. Il faut éliminer tout ça. Dès que vous dites ça à un jeune, il y a un déclic, c’est fantastiqu­e et vous avez, à la fin, des élèves, comme cette semaine à Beausoleil, qui viennent vous dire : « Monsieur vous avez tout changé dans ma tête, on a de la violence en nous, mais on est prêts à changer ! Je suis prêt à aller m’excuser auprès de camarades que j’ai pu humilier, insulter, frapper. »

Vous avez des retours de situations apaisées dans des collèges après votre passage ?

Absolument. Je peux vous raconter des contes de fées, des miracles. Ça ne tient pas à ma personne, ça tient à la pertinence de ce message que ces jeunes ne perçoivent nulle part et que personne ne leur délivre. Il est très important d’expliquer la notion de courage à un jeune. Sortir le poing c’est un aveu de faiblesse. Moins j’ai de mots, plus je frappe. Quand vous dites ça à un gamin, il comprend : le courage c’est pas de casser la gueule à un copain, c’est de s’excuser quand tu as fait quelque chose de mal. Quand vous donnez cette boussole-là à un enfant, ça fait briller les yeux. C’est le « Ihaveadrea­m » du XXIe siècle.

Combien de conférence­s avezvous donné ? Depuis qu’on a lancé ce programme, en , on a touché   personnes juniors et adultes.   personnes qui ont passé au moins deux heures de leur temps à entendre parler d’une inconnue : la non-violence.

Comment avez-vous eu le déclic ?

Aujourd’hui, les enfants sont privés de l’initiation que vous donne le quartier, le village l’associatio­n, la famille. Nous avons tous ce besoin essentiel d’un port d’attache, celui que j’ai eu dans mon village en Corse. J’ai trouvé des comporteme­nts et des référents qui m’ont constitué une colonne vertébrale extraordin­aire: l’empathie appliquée au quotidien. Je ne vais pas mieux quand je suis le premier, pas mieux quand je suis un tueur. Je vais mieux quand tout le monde va mieux. C’est un programme politique ! J’ai entendu dire des centaines de fois dans mon village par les anciens : « Mieux vaut mourir que tuer. » Lavie,c’est sacré. J’ai goûté à ça, très jeune.

Quand on parle de ce sujet, la Corse interroge pourtant... Oui. Et la Corse m’interroge ! Entre la violence qu’elle a subie et la contre-violence qu’elle a commise, elle s’est souvent fait piéger. La Corse c’est comme un randonneur qui fait le GR avec un sac de  kg sur le dos.

On lui a mis un poids sur le dos ?

Oui, mais elle contribue aussi à l’augmenter. La Corse porte cette dette, ce trauma. Ce serait bien qu’on ait l’intelligen­ce de regarder ce qu’il y a dans ce sac. En fait, il y a une terre à qui on a jamais dit : «Ta différence m’augmente.» On lui a plutôt dit : « Tu es une fille, j’aurai préféré que tu sois un garçon.» On l’a plutôt malmenée, et on lui a dit : « T’es pas contente?» C’est un peu comme quand un homme dit à sa femme : « Sois belle et tais-toi. » La Corse c’est ça : la violence que j’ai reçue et la violence que je commets. Mais, les armes ne libèrent pas. Ni en Corse, ni ailleurs.

Ces paroles sur la Corse font écho à l’une de vos dernières chansons : Ma soeur musulmane.

C’est exactement le même message. J’ai pris ce symbole parce que c’est l’une des plus grandes blessures contempora­ines. Faut surtout pas se tromper d’ennemis si on veut gagner. On est dans un monde ou un mot, un seul, engendre la panique: Allahou Akbar. Et, nous, nous y ajoutons l’humiliatio­n que nous faisons subir au petit musulman qui vit près de chez nous, à un milliard  millions de musulmans dans le monde qui dans leur immense majorité veulent vivre avec nous, en nous. Là aussi, c’est un piège. Cette femme musulmane moi elle me dit : « Allahou Akbar, je le dis  fois par jour pour prier pour tous les enfants du monde. » Elle me dit : « Tu comprends bien combien je suis trahie, humiliée. » Cette chanson elle vient juste essayer de dire : ne te trompe pas d’ennemi. Et surtout ne laissons pas détruire le lien social essentiel pour gagner cette bataille.

La société se laisse gangrener par la peur ?

Lorsqu’on est gouvernés par la peur on ne monte pas au troisième étage de son cerveau. Lorsque les peurs gouvernent, le monde est invivable. Attention, que ce soit bien clair, je ne vous dis pas qu’il faut pactiser avec la terreur, la justifier ou l’excuser. La terreur on la combat ! Mais, on est dans un monde qui produit aujourd’hui des taux de souffrance, de stress, qui mettent beaucoup de gens en situation de « douleur limite ».

Lorsque l’on est au bout du bout ?

Prêts à craquer, oui. La douleur limite, ça peut être   Français qui font des tentatives de suicide par an, ça peut être la violence que je fais subir à ma femme. La douleur limite et l’exclusion vont ensemble. La douleur limite, ça peut donner des Hitler. Sur une infime partie d’individus, ça peut donner des gens qui prennent un camion qui, ici, à Nice, tuent. Attention, ça n’excuse rien, ça ne justifie rien ! Mais, nous sommes dans un monde qui produit cela. Il n’existe pas une seule religion qui dit d’aller tuer. Le meurtre n’est pas négociable, la vie, c’est sacré ! Lorsque vous parlez de nonviolenc­e, vous prévenez aussi les tragédies de demain. C’est là qu’on commence à prévenir les Bataclans de demain.

Vous ne vous sentez pas seul dans cette démarche ?

Nous manquons de semeurs c’est sûr! Regardez Ma soeur musulmane : c’est une chanson qui indispose tous les programmat­eurs radio en France, pas une radio nationale ne la passe, pas une chaîne nationale ! Ça ne vous renseigne pas sur le monde dans lequel nous vivons ?

Parler de non-violence, c’est prévenir les tragédies de demain. ”

 ??  ?? Jean-François Bernardini, après son interventi­on avec des collégiens, des parents, des professeur­s et des associatif­s de Beausoleil. (Photo Frantz Bouton)
Jean-François Bernardini, après son interventi­on avec des collégiens, des parents, des professeur­s et des associatif­s de Beausoleil. (Photo Frantz Bouton)

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