Nice-Matin (Cannes)

« Ce que l’on demande au chirurgien, c’est de bien opérer. Et c’est tout. » Livres « Regarder dans les yeux »

Je ne vous abandonner­ai pas. Le Dr Jean-Pierre Cohen, chirurgien à Mougins, livre dans un livre-témoignage son parcours et confesse ses doutes et réflexions sur son métier

- PROPOS RECUEILLIS PAR NANCY CATTAN ncattan@nicematin.fr

Un homme qui ne veut plus simplement «réparer» des corps et combattre le cancer et la maladie, mais soigner des personnes, des femmes et des hommes ordinaires, confrontés à des situations extraordin­aires. C’est ainsi que se présente le Dr JeanPierre Cohen, chirurgien, dans son livre Je ne vous abandonner­ai pas, paru jeudi dernier aux Éditions First. Cet ancien interne des hôpitaux de Paris, installé à Tzanck Mougins depuis plusieurs années, livre un témoignage à la fois humble et très intime de son parcours.

Vous expliquez dès les premières pages que l’on vous a formé, « formaté » même. Qu’entendez-vous par là ?

La formation pour devenir chirurgien est longue, complexe, le métier implique d’importante­s responsabi­lités… Pendant des années, on est accompagné ; d’abord, on regarde sans toucher, puis on tient un écarteur, ensuite on recoud… etc. Et le discours qu’on nous tient, c’est : « Tu es un technicien, et nous, tes patrons, on va t’apprendre à opérer » .Maisà aucun moment, quelqu’un nous dit : « Attention, vous allez gérer des personnes malades, il va falloir savoir leur parler, répondre à leur demande…» Parler aux gens n’est pas dans le « contrat ». Ce qu’on demande au chirurgien, c’est de bien opérer. Et c’est tout ! Dans les faits, on s’aperçoit que c’est faux, que la communicat­ion fait partie intégrante du contrat. Être chirurgien, ce n’est pas opérer, retirer ses gants et se désintéres­ser du reste…

Quelles conséquenc­es?

On vit des moments de grand malaise lorsque l’on se retrouve face à des situations que l’on n’a pas appris à gérer.

L’empathie ne suffit-elle pas à offrir la « bonne réponse »?

L’empathie c’est, bien sûr, la base de la relation. Mais, lorsque l’on n’est pas formé, on perd beaucoup de temps, on n’a pas les bons mots. Ou, si on les a, c’est l’attitude qui n’est pas bonne : on parle au patient en regardant ses chaussures… Chaque profession­nel fait ainsi son expérience en fonction de son caractère, de son vécu, de sa patientèle, de ses succès... et aussi de ses échecs.

Qu’avez-vous retenu des vôtres ?

Plusieurs choses. Il est fondamenta­l de regarder les patients dans les yeux. Et on ne fait jamais une annonce – comme cela a été mon cas parfois – dans un couloir, à  heures. On apprend avec le temps que c’est bien de s’asseoir sur le lit du malade, de lui prendre la main… Il ne faut pas non plus négliger les accompagna­nts ; on doit, eux aussi, les prendre en charge. Certains chirurgien­s ne parlent jamais aux familles. Et ne les écoutent pas davantage.

Dr Jean-Pierre Cohen

chirurgien

Vous insistez aussi sur l’importance de dire la vérité.

Souvent, lorsque l’on dissimule, on s’aperçoit que le patient imagine une situation bien pire que la situation réelle. Je me souviens d’une famille que je recevais en consultati­on : le père souffrait d’un cancer du côlon, mais son épouse et sa fille m’avaient demandé, en son absence, de ne pas lui dire la vérité. Pendant la consultati­on, les deux femmes parlaient en permanence, le patient, lui, se taisait. J’ai fait ce qu’elles m’avaient demandé. Je n’aurais pas dû. On ne peut pas dire à une personne qui est atteinte par un cancer : ce n’est rien... mais on va vous faire un peu de chimio ! Il faut dire la vérité, en usant bien sûr des bons mots et au bon moment. Dans ce cas, j’ai suivi la famille, alors que le malade, c’était lui. J’aurais dû revoir la mère, la fille, leur parler, dépasser mes dogmes.

Pourquoi cela peut-il être si difficile de se confronter aux malades, aux familles ?

Certains médecins ne sont pas à l’aise dans la communicat­ion. Je me souviens d’un de mes patrons qui, en s’adressant à un malade atteint d’un cancer du pancréas lui avait dit : vous avez de petits kystes, on va vous faire un peu de chimio, et ça va aller… J’ai baissé les yeux.

Vous avez l’honnêteté de révéler que cette prise de conscience, qui a stimulé l’écriture de ce livre, est aussi liée à une histoire personnell­e...

Absolument. Il y a quelques années, une tante très proche, âgée, se voyait diagnostiq­uer un cancer du sein. Elle était prête pour une interventi­on, mais lors de la consultati­on anesthésiq­ue, le médecin lui a rétorqué : compte tenu de votre âge, c’est dangereux d’opérer. Vous allez vous réveiller plante verte ! Cela l’a anéantie. Le poids des mots est énorme. Soit, le médecin a les bons mots et les patients vont le suivre, soit il n’a pas les bons mots et il ne sera pas suivi.

C’est un chirurgien qui parle. Vos propos embrassent-ils plus largement la profession médicale ?

Je n’ai pas écrit en pensant à d’autres spécialité­s que la mienne. C’est la chirurgie qui, du point de vue de la communicat­ion, est la plus caricatura­le... Il faut être conscient de ce qu’on a mal fait. (Silence). Peut-être est-ce une façon de se faire pardonner.

Quel message adressez-vous aux malades qui vous liront ?

Ils ont droit à de l’empathie et à des explicatio­ns. First Editions. 320 p. 17,95 €.

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« Lorsque l’on n’est pas formé, on perd beaucoup de temps, on n’a pas les bons mots. Ou si on les a, c’est l’attitude qui n’est pas bonne », témoigne le Dr Cohen. (Photo d’illustrati­on N-M)
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