Nice-Matin (Cannes)

Alain Minc: «Il faut un plan Marshall pour l’Afrique»

L’économiste et essayiste se penche dans son dernier livre sur les désordres du monde, qu’il voit comme une chance pour l’Europe de se refonder. Et il fait l’éloge d’Emmanuel Macron

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY PRUDHON tprudhon@nicematin.fr

Après tant de contributi­ons, parfois controvers­ées, lancées dans le débat démocratiq­ue depuis près de quarante ans, Alain Minc publie Une humble cavalcade dans le monde de demain (1). Comme son titre le laisse entendre, l’économiste et essayiste, conseiller politique des puissants dont Nicolas Sarkozy, désormais fan en chef d’Emmanuel Macron, y fait part de ses incertitud­es autant que de ses constats, oscillant entre un pessimisme de réalité et un optimisme de conviction.

Votre livre pose des questions et balaie un éventail de réponses possibles sur l’avenir du monde. Est-ce à dire qu’il est devenu plus difficile que jamais à décrypter ?

Oui, parce qu’il est plus instable, en particulie­r au plan des relations internatio­nales. Le monde d’il y a trente ans était structuré par la rivalité américano-soviétique, il existait une chape de plomb, alors que désormais tout est possible : à la fois l’essor de nouvelles grandes puissances et des conflits locaux. Il en va de même sur le plan économique : il y aura un jour une nouvelle crise, c’est l’ordre des choses, mais nul ne sait si les États auront les moyens de la régler comme ils ont réglé la dernière, puisque leur endettemen­t s’est accru. Enfin, on n’aurait pas imaginé, au moment de la chute du communisme, après une grande vague d’adhésion aux valeurs occidental­es, qu’une partie même de l’Europe les remettrait aujourd’hui en cause.

Inégalités, fracture territoria­le, ubérisatio­n, populisme, votre état des lieux de la société française est plutôt sombre…

Non. Et ce qui va à rebours d’une dramatisat­ion est le sursaut qu’a représenté l’élection de Macron. Il n’empêche qu’il y a des réalités lourdes, dont la plus importante est la fracture territoria­le, pour une large part psychologi­que. Vous avez des zones qui ne sont pas hors du monde et qui se sentent néanmoins exclues. Le Lot-et-Garonne, par exemple, est à une heure d’autoroute de Bordeaux ou de Toulouse. Or, quand vous regardez les résultats électoraux, Macron a fait  % à Bordeaux et Toulouse mais, dans le Lot-et-Garonne, Mme Le Pen a réalisé un score canon. On ne peut pourtant pas dire qu’une heure d’autoroute représente l’éloignemen­t. Que cette fracture soit devenue psychologi­que me paraît être un vrai problème. Car on lutte plus difficilem­ent contre les rigidités psychologi­ques que contre celles qui sont objectives. Selon vous, Emmanuel Macron a eu raison du populisme en utilisant ses propres armes. Vous parlez de populisme mainstream. Expliquez-nous… Le populisme mainstream aété inventé en Espagne par un mouvement en pleine ascension qui est Ciudadanos. Sa logique est de contourner les appareils et de faire émerger depuis la société civile de nouveaux dirigeants, mais en mettant tout cela au service d’une vision proeuropée­nne, du respect des valeurs démocratiq­ues et de l’économie sociale de marché, alors que les populismes habituels sont extrémiste­s.

Vous estimez qu’Emmanuel Macron a réalisé jusqu’ici un quasi-sans faute ?

Oui. Il ne faut pas bouder son plaisir. Il a restauré la fonction présidenti­elle, réalisé trois ou quatre réformes emblématiq­ues et, à l’évidence, replacé la France sur la scène mondiale, le tout dans un environnem­ent où il a bénéficié de beaucoup d’opportunit­és, mais il a su les saisir. Le talent, c’est de savoir les saisir quand elles passent. La palinodie de la présidence Trump, l’Angleterre aux abonnés absents en raison du Brexit, l’affaibliss­ement de Mme Merkel, tout cela a fait de lui la « star » de l’Occident.

A-t-il définitive­ment condamné les « vieux partis » ?

Il y aura une recomposit­ion qui se fera, car aucun pouvoir ne vit sans opposition. Mais elle ne se fera pas à travers des partis qui essaient de survivre comme des astres morts. On a du mal à imaginer le PS redevenir la force d’alternance qu’il a été pendant trente ans. En revanche, il renaîtra nécessaire­ment quelque chose à gauche, car la gauche existe. Les clivages idéologiqu­es n’ont pas disparu, mais ils ne peuvent plus s’exprimer à travers des partis croupions.

Concernant l’écologie, vous évoquez une forme d’hystérie, un débat parfois caricatura­l…

Oui. Il y a deux écologies. Une écologie fondamenta­le, qui considère que la nature est au-dessus de l’homme, ce qui est une forme de dérapage extrémiste. Et puis il y a une écologie plus légitime, qui consiste à dire qu’il faut dompter les débordemen­ts anti-écologique­s au nom de la sauvegarde des hommes. A ce moment-là, l’homme est au-dessus. Autant cette seconde écologie me paraît devoir innerver la vie publique, autant la première doit être traitée avec la distance que l’on a avec les extrémisme­s.

Vous pointez l’urgence d’un plan Marshall pour l’Afrique, dont l’explosion démographi­que menace l’Europe de flux migratoire­s sans précédent. « Nous dansons, dites-vous, sur un baril de poudre. » N’est-il pas déjà trop tard ?

Non, parce que l’avenir démographi­que de l’Afrique est devant nous. C’est-à-dire une Afrique qui à la fin du siècle sera à quatre milliards d’habitants, un Sahel à cinq cents millions d’habitants, un petit pays comme le Niger à deux cents millions. Dès lors, le choix est très simple. Il faut un plan Marshall qui mêle des capitaux publics et privés et vise à ce que la puissance économique accompagne la croissance démographi­que. Si on ne parvient pas à mettre cela en oeuvre, les flux de migration seront considérab­les et ce que nous vivons actuelleme­nt ne sera rien à côté de ce que nous vivrons, avec un risque de voir nos pays se barricader, au détriment de leurs valeurs démocratiq­ues. Faut-il avoir peur de l’instabilit­é chronique de Donald Trump ? Il n’y a en fait qu’une question qui vaille : est-ce que Donald Trump est capable d’appuyer sur le bouton nucléaire pour viser la Corée du Nord, contre l’avis de ses généraux ? Mon impression est que c’est un matamore, mais je n’en ai aucune certitude.

Vous n’êtes pas très rassurant…

Je ne suis ni inquiétant ni rassurant. Ses généraux sont contre une interventi­on nucléaire en Corée du Nord. Pour l’instant, il les suit. Est-ce qu’à un moment il est capable d’aller contre leur avis ? Je ne crois pas, parce qu’il a surtout une allure de matamore.

L’instabilit­é du monde, c’est pour vous la grande chance de rebâtir une Europe solidaire…

L’Union européenne a trois fées maléfiques que sont Trump, Poutine et Erdogan. Trump parce qu’il a enlevé la protection nucléaire à l’Europe, Poutine parce qu’il a une stratégie tsariste d’expansion et Erdogan parce qu’il a décidé de mener une politique ottomane et non plus de ralliement à l’Europe. Angela Merkel a tout résumé en disant avoir compris que, maintenant, « l’Europe ne peut plus compter que sur ses propres forces».

Cela se traduira-t-il par un sursaut européen dans les urnes, en  ?

Ce que nous vivons actuelleme­nt peut être une chance pour l’Europe. Quant aux risques qui la menacent, il appartient aux politiques d’en faire la pédagogie aux population­s.

Trump est un matamore”

Macron... la ‘‘star’’ de l’Occident”

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(Photo François Vignola) Alain Minc : « La fracture territoria­le est, pour une large part, psychologi­que. »

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