Nice-Matin (Cannes)

La mort suspecte du grand duc Frédéric-François à Cannes en 

- ANDRÉ PEYREGNE

Dans la cour du bagne de Toulon, JacquesPie­rre Abbatucci traînait au pied le boulet qui était enchaîné à sa cheville. Il allait et venait, évitant le plus possible la proximité avec les autres prisonnier­s dont la vulgarité le répugnait. Il était, lui, de «bonne famille », né au lendemain de la Révolution, en 1791 à Zicavo en Corse, fils d’un colonel au service de la république de Venise, petit-fils d’un général. Il avait obtenu à l’université de Padoue, en Italie, un doctorat de médecine. Cela faisait plusieurs mois qu’il était enfermé au bagne. Il avait 56 ans. Sa tête était tondue comme celle de tous les détenus, il portait une tunique rouge, une plaque en laiton étant gravée à son matricule, il était coiffé du bonnet rouge des condamnés temporaire­s – les condamnés à perpétuité portant, eux, un bonnet vert. Il savait qu’il était là par erreur.

Trahi par des Corses

Au début de l’année 1779, un crime avait été commis en Corse. Comme il était colonel de l’armée française dans l’île et que ce crime avait été perpétré près de sa ville natale de Zicavo, il avait été chargé de l’enquête. Très vite, il avait rencontré deux paysans, Dominique et Antoine, qui avaient déclaré avoir vu le coupable, un certain Sanvito, habitant de Guitera, qui n’en était pas à son premier méfait. En deux temps trois mouvements, il avait fait arrêter le meurtrier. Mais quelque temps après, les deux paysans Dominique et Antoine s’étaient rétractés. Ils avaient prétendu que Jacques-Pierre Abbatucci les avait obligés à faire une fausse déclaratio­n. L’affaire s’était donc retournée contre lui: Abbatucci avait été accusé de subornatio­n de témoin et avait été arrêté. Le 5 juin 1779, le tribunal supérieur de Corse l’avait condamné, lui, Abbatucci, à neuf ans de bagne. Alors que l’assassin avait été remis en liberté. Au bagne, il n’y avait pas de jour où il ne se posait cette question : pourquoi les deux témoins avaient-ils changé d’avis? Il s’interrogea­it du matin au soir – le soir, lorsqu’il se couchait sur sa planche de bois, et qu’on l’enchaînait à un barreau pour la nuit. Oh, bien sûr, il avait une explicatio­n: Sanvito était un bandit redouté et respecté en Corse, et Dominique et Antoine craignaien­t pour leur vie s’ils avaient témoigné contre lui ! Mais un jour, Abbatucci eut une autre idée: si on avait manipulé les deux témoins afin de le faire disparaîtr­e de Corse, lui Abbatucci? Il n’avait pas que des amis ! En 1763, il s’était opposé à Pascal Paoli, le général indépendan­tiste de l’île. Par la suite, il s’était rallié à lui. Mais, après la chute de Paoli, il avait fait allégeance au roi de France. Abbatucci voulut s’ouvrir de cette idée à quelqu’un. Il sollicite alors une visite médicale, afin de rencontrer quelqu’un venu de l’extérieur du bagne. Sa demande transmise au ministère de la Justice aboutit le 11 octobre 1781. Le médecin vient lui rendre visite. Au bout de l’entretien, le médecin pense que son client n’est peutêtre pas coupable. Il prend alors contact avec sa famille. Laquelle décide de solliciter un célèbre avocat parisien nommé Demourres. Celui-ci prend l’affaire en main, découvre neuf cas de nullité dans le dossier, obtient qu’Abbatucci soit renvoyé devant le tribunal militaire d’Aix. Une enquête est rouverte.

Face aux Anglais en 

Il se trouve que l’un des deux témoins, Antoine, est mourant. Voulant décharger sa conscience au moment de passer dans l’au-delà, il reconnaît qu’il a accusé à tort le colonel Abbatucci. Il a fait cela... à la demande du curé de Guitera, qui était l’oncle de l’assassin et voulait l’innocenter. Dominique le rejoint dans ses aveux. Le 20 juin 1786, le tribunal d’Aix innocente Abbatucci, qui est aussitôt libéré et réintégré dans l’armée corse. Que devint Abbatucci ? En 1794, il fit face aux Anglais lors de leur attaque victorieus­e de la ville de Calvi. C’est d’ailleurs au cours de ce siège que le célèbre Amiral Nelson perdit un oeil. Jouissant de la considérat­ion de ses ennemis anglais, Abbatucci fut ramené à Toulon « avec les honneurs ». C’est là, à Toulon, que son fils Séverin, blessé à la bataille de Calvi, mourut peu de temps après. Toulon avait marqué sa vie comme il avait marqué la vie de cette ville. Toulon a fait d’Abbatucci l’un de ses héros – un héros qui, parmi les personnage­s emblématiq­ues de son bagne, a su redresser les torts de la justice. Il fut mis à la retraite de l’armée à l’âge de… 73 ans. Quant au prêtre menteur, lorsque la police se présenta en 1786 à l’église, il avait pris le maquis depuis belle lurette.

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(Photo DR) Le bagne de Toulon, dont de nombreux personnage­s tels Abbatucci, ont fait fanstasmer les romanciers du XIXe siècle. Jacques-Pierre Abbatucci, considéré comme un héros par les Toulonnais pour avoir su faire reconnaîtr­e ses torts à la justice. (Photo DR)

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