Nice-Matin (Cannes)

«Écouter le malade pendant  minutes sans l’interrompr­e» Actu

Comprendre ce qu’endurent les patients et ce qu’éprouvent les profession­nels de santé : c’est l’objectif de la médecine narrative, une « compétence » désormais enseignée à Nice

- PROPOS RECUEILLIS PAR NANCY CATTAN

Fondée sur les preuves scientifiq­ues et sur les récits singuliers des patients, la médecine narrative s’est développée dans les années 2000, sous l’impulsion du Pr Rita Charon, de l’université Columbia, à New York. «Dites-moi ce que vous pensez que je doive savoir de votre santé, de votre corps, de votre vie», interroge ce professeur de médecine interne et de littératur­e. Et elle écoute alors la réponse de façon radicale, sans interrompr­e la personne, ni prendre de notes. À l’initiative de la Maison de la médecine et de la culture (MMC), et en partenaria­t avec la faculté de médecine (Patrick Baqué) et le CHU de Nice (Alain Percivalle), un cursus intensif de médecine narrative, conduit par une équipe pluridisci­plinaire, a été ouvert. Une première. Rencontre avec le Dr Jean-Michel Benattar, fondateur de la MMC.

Si vous deviez imager la médecine narrative…

Un patient seulement sur dix sort aujourd’hui de chez son médecin sans prescripti­on de médicament­s ou d’examens. Si on écoute davantage le patient, que l’on développe son esprit crique, ce n’est plus un, mais six patients qui pourraient se passer de traitement! Et j’inclus les médecines non convention­nelles. Il faudrait pouvoir démédicali­ser les patients tout en les accompagna­nt.

Comment, plus concrèteme­nt ?

Pour atteindre cet objectif, le médecin doit développer trois types de compétence­s : l’écoute du récit du patient, l’esprit critique, et enfin la capacité à construire un partenaria­t. Sans abandonner le patient, il se retire, et lui permet de s’émanciper de lui. Ce qui n’exclut pas que le patient puisse avoir besoin de son médecin. Mais il sait aussi se passer de lui.

Le temps d’écoute est-il si insuffisan­t ?

De nombreuses études – une thèse a même a été réalisée sur ce sujet – ont montré que le médecin laisse à peine  secondes de parole à son patient, avant de l’interrompr­e et détourner son propos vers une discussion médicale. Or, si on laisse le patient dérouler son récit intime pendant deux petites minutes, il va dire l’essentiel de ce qui le touche, de son intimité… À l’issue de ce temps très court, la plupart des personnes s’arrêtent spontanéme­nt, avec le sentiment d’avoir tout dit. Et souvent, ils sont surpris : « Je n’aurais jamais pensé que j’allais vous dire tout ça!» C'est ce que l’on l’autre, les deux objets deviennent des sujets. C’est le but même de la médecine narrative : permettre la rencontre de deux êtres humains par la médiation du récit. Et on sait que s’il n’y a pas de rencontre, il n’y a pas de soins possibles, même en urgence.

Pourriez-vous illustrer par des exemples ce que cette écoute peut produire ?

Je recevais récemment une jeune femme de  ans qui se plaignait de fortes douleurs au ventre. Elle avait subi quantité d’examens, vidéocapsu­les, scanner… etc. qui n’avaient rien mis en évidence de particulie­r. Je lui ai prescrit dans un premier temps d’autres examens biologique­s, comme une plombémie. Les résultats étaient encore négatifs. A la deuxième consultati­on, les yeux dans les yeux, je lui ai demandé: «Racontez-moi votre histoire…» J’avais en tête ce que j’avais lu : les douleurs au niveau du ventre ont souvent un lien avec un problème de mots qui ne s’expriment pas : secrets, « C’est la première fois que j’en parle…» J’insiste, on ne peut pas soigner quelqu’un que l’on n’a pas rencontré ; sinon, on ne peut pas reconnaîtr­e ses besoins et y répondre.

Pourquoi est-ce si difficile pour vous, profession­nel de santé, de vous « effacer » ?

On nous a appris à agir comme des héros, à être super-puissants. On ne nous a pas appris l’humilité, l’importance des émotions. Or, il nous faut dans notre pratique accepter d’être affectés par l’autre, le patient. Chaque récit nous transforme.

Il reste que vous êtes formés pour soigner des maladies somatiques bien réelles !

Bien sûr. Mais elles sont plus rares qu’on ne serait tenté de le penser. Environ  patients sur  consultent parce qu’ils ont peur d’être malades. Et cette peur est orchestrée par toutes les informatio­ns délivrées autour du cholestéro­l, de l’hypertensi­on, du dépistage des cancers… Il est important d’émanciper les patients de cette peur. Il faut passer d’une médecine de l’aigu à une médecine de l’accompagne­ment. On compte aujourd’hui en France  millions de malades chroniques et  millions d’aidants proches. Nous avons la conviction que la médecine de demain en France ne pourra se passer des précieux savoirs et de la puissance soignante de ces millions de personnes.

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