Nice-Matin (Cannes)

À Cantazur, à Cagnes,

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Le temps. Cette notion toute particuliè­re en maison de retraite. Le temps qui s’écoule si lentement pour les résidents. Si vite pour le personnel qui voit les minutes, les heures, englouties dans les tâches du quotidien. Le temps. Qui manque aux soignants tout au long de la journée. Et que les personnes âgées ne savent plus comment tuer… Il est presque 8 heures. Cantazur, doucement, s’éveille. Les vieilles personnes, ça se lève tôt. Ou plutôt ça se réveille tôt. Car, pour se lever, elles devront attendre un peu. Parfois un peu plus qu’un peu. Attendre Elle y tient. Énormément. Laurence insère sa clé USB dans l’ordinateur. À l’écran, la vidéo du « Noël 2015 ». Quand son Ehpad était encore «un lieu de vie ». Des sourires sur tous les vieux visages. Des sourires aussi sur ceux du personnel. En visionnant une nouvelle fois ces moments, Laurence, 50 ans, a la gorge un peu serrée. « Ça, vous ne le voyez plus en Ehpad. Il n’y a plus de vie, plus de petits bonheurs. Aujourd’hui, il n’y a que de la tristesse, des couloirs vides », souffle-t-elle. « Les Ehpad sont devenus des mouroirs, des couloirs de la mort. »

« Une petite dame qui pleurait » Elle a tenu 30 ans. 30 ans à aimer son métier. A aimer ses petits vieux, ses petites vieilles. 30 ans à se donner à fond… 30 ans au cours desquels «la fatigue physique n’avait pas d’importance », assure cette aide-soignante. « C’est à partir du moment où l’on s’est rendu compte qu’on en arrivait involontai­rement, et par manque de personnel, à des atteintes à la dignité des résidents, qu’on s’est dit : “Ce n’est plus possible.” » que les aides-soignantes aient le temps de le faire. Cantazur s’éveille, donc. Sereinemen­t, ce matin-là. Si ce n’est le bruit de la télévision qui s’échappe de toutes les

‘‘ chambres. La petite lucarne, indispensa­ble compagnon du quotidien. Infime percée sur la vie extérieure. La télé, ce tueur de temps… long. 8 heures et quart. Les petits-déjeuners arrivent. C’est Samira et Isabelle qui, ce matin-là, tapent aux portes. Certains résidents ont passé une bonne nuit. D’autres moins. Certains prendront de la Blédine. D’autres des tartines ou des biscottes. Accompagné­es de café ou de chocolat chaud. « Le pain, je ne peux pas », bougonne gentiment Jacqueline, installée devant la télé. Alors qu’Adrienne, 82 ans, elle, court déjà partout dans les couloirs. «Que freddo che fa », lâche-t-elle. Elle rit. « Il fait un froid à tuer un éléphant », lance-t-elle encore à une aide-soignante, tout en cavalant. Le long des couloirs, les chambres, les unes à côté des autres, n’ont pas de numéro. Simplement – humainemen­t – le nom et le prénom de celui ou celle qui a posé toute sa vie entre ces quatre murs. Ses photos, ses cartes d’anniversai­re jaunies, ses bibelots. Ses petits riens D’ailleurs, pour Laurence, depuis quelque mois, c’est fini. «J’ai eu un déclic. Un petit monsieur m’a demandé s’il pouvait aller aux toilettes. J’étais seule, je faisais 7 heures22 heures ce jour-là, j’ai dû lui dire : “Pas tout de suite.” Quand je suis revenue, je l’ai retrouvé en pleurs. C’est là que j’ai dit stop. » C’était trop. Un séisme émotionnel. qui la raccrochen­t à ses souvenirs. Certains sont là depuis plus de 10 ans. Deux ou trois même depuis plus de 20 ans. Et certains viennent d’arriver. Ils tentent d’apprivoise­r les lieux. Un écriteau a été posé sur leur porte avec un immense « Bienvenue » entouré de fleurs colorées. Ici, à Cantazur, il y a 79 lits. 79 résidents. Dont 10 en unité Alzheimer. Ainsi que 6 places d’accueil de jour. « Pour un Ehpad de cette grandeur, on devrait tourner à 70-75 employés », s’indigne une aide-soignante. Bien sûr, ce n’est pas le cas. Pourtant, Cantazur n’est pas la maison de retraite la moins bien lotie du départemen­t. Les employés le savent. « Ici, ça va encore. Et puis on est une équipe soudée, ça aide. Quand on n’a pas le moral, on peut compter les uns sur les autres », lâche Charlène, une brunette de 32 ans, infirmière après avoir été aide-soignante. Une de ses collègues ajoute : «Dans d’autres maisons de retraite où j’ai travaillé, j’ai souvent vu des filles craquer. » Dans le grand hall, Jean-Louis. Le boute-en-train de la bande. Sorte de Viking aux yeux doux, et qui parle aux résidents avec humour et tendresse. «Parfois, on aimerait avoir du temps pour leur parler. « Vous savez, depuis que l’on parle de nous dans les médias, depuis notre mouvement, on ne parle que de ce que l’on donne. J’aimerais aussi parler de ce que l’on reçoit. On reçoit tellement d’amour de la part des résidents, mais aussi de leurs familles. Ça permet d’expliquer pourquoi aujourd’hui certains, beaucoup, même, ne supportent plus ce travail. » Communique­r. Mais quand on passe le matin pour apporter les médicament­s, c’est deux minutes dans chaque chambre », dit l’infirmier. Jessie, pendant ce temps, s’occupe de l’aile C. Ce matin, elle doit faire la toilette aux résidents. « Allez Lili, Géraldine est aussi aide-soignante. Elle aussi passionnée par son métier. Elle aussi à bout. « Si vous êtes hospitalis­é 15 jours, si ça se passe mal… ce n’est que 15 jours. L’Ehpad, c’est un lieu de vie, la personne est chez elle. Et la plupart des résidents sont là contre leur gré. Notre travail, c’est aussi nouer un lien, gagner leur confiance. On leur a tout enlevé, leurs souvenirs, leurs repères. Ils sont souvent déphasés, il leur faut de l’attention. On n’a plus le temps », se désole-t-elle.

« On le vit comme un échec personnel » Et plus le temps non plus d’assurer comme il faudrait les tâches qui leur incombent. « Parfois, vous êtes seule pour faire les toilettes de plusieurs dizaines de résidents. Sur le papier, une toilette, c’est 20 minutes. Mais ça ne marche pas comme ça. Ce sont des gens cassés par la vie, qui ont souvent manqué de tout, ont travaillé très jeunes. Il faut être doux. Et puis il y a ceux qui sont déments et qui refusent les soins. » Laurence assène : « On en arrive souvent à ne faire que ce que l’on appelle on va mettre les bas. Ça va aller? » Non, ça ne va pas fort pour Lili: « Je n’ai pas le moral en ce moment. » Jessie prend le temps de quelques mots rassurants. Dans la même chambre, Simone est déjà installée, habillée… «Je “tête-main-cul”. Une fois, j’ai vu une petite dame qui pleurait dans sa chambre. Elle n’avait pas pris de douche depuis 15 jours. » En choeur, les deux aides-soignantes l’assurent: « C’est de la maltraitan­ce institutio­nnelle. » Et ça les bouffe. « On doit annuler des soins, le kiné par exemple, parce qu’on n’est pas assez nombreux pour les lever. Parfois, on laisse les petits vieux 8 heures allongés à regarder le plafond. C’est une souffrance pour eux et pour nous », confesse Laurence. « C’est pour ça qu’on le vit aussi mal aujourd’hui. On le vit comme un échec personnel, on culpabilis­e, alors qu’on n’est pas responsabl­e, c’est la faute de l’institutio­n. » Géraldine renchérit: « Parfois, on était obligés de dire aux résidents de “faire” dans leur protection… Vous vous rendez compte ce que peut ressentir une personne de 90 ans à qui vous dites : “Faitesvous dessus” »… Laurence et Géraldine ont du mal à mettre des mots sur tout ça… « Quand il n’y a plus cette petite étincelle qu’on essayait avant de maintenir chez les petits vieux, ils se laissent mourir plus vite. C’est terrible »…

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