Nice-Matin (Cannes)

Pinar Selek dévoile ses peurs dans une lettre

À l’approche de la décision de la cour suprême turque qui peut la condamner à perpétuité pour un faux attentat sur un marché il y a 20 ans, la sociologue, installée à Nice, a rédigé un courrier

- STÉPHANIE GASIGLIA sgasiglia@nicematin.fr

Elle aime la France, où elle a débarqué un jour de 2009. En exil. Elle aime Nice, où elle s’est installée, et où, depuis, elle a obtenu la nationalit­é française en septembre 2017. Elle est un symbole. Un exemple. Pas celui souhaité par le président Erdogan. Elle est aussi un destin suspendu. Au pire. Depuis près de 20 ans. Pinar Selek, l’intellectu­elle turque de 45 ans, subit toujours l’acharnemen­t des autorités stamboulio­tes. Cette sociologue et écrivaine, antimilita­riste et féministe, n’en a toujours pas terminé avec la justice de son pays.

« Documents inquiétant­s pour la suite »

Accusée d’un faux attentat, elle est dans l’attente d’une cinquième décision de la cour suprême de Turquie [à chaque fois le procureur a fait appel de l’acquitteme­nt, ndlr]. Acquitteme­nt ? Condamnati­on à perpétuité ? En attendant, Pinar Selek a écrit un courrier à ses « amis ». Un cri. Pour dire sa fatigue. Sa peur. Ses peurs. Car les documents qu’elle a reçus de ses avocats sont, dit-elle, « inquiétant­s pour la suite ». Cette suite, redoutée, qui peut « tomber à tout moment ».

« Je ne vais pas bien »

Dans sa lettre, Pinar Selek évoque le cauchemar qu’elle endure depuis juillet 1998. Les mots, toujours aussi difficiles. « Il y a vingt ans, je me suis trouvée dans les mains des bourreaux qui ont ensuite jeté mon corps comme un cadavre en prison. J’y suis restée deux ans et demi, sans pouvoir utiliser mes mains, mes bras, en voyant mes longs cheveux tomber, tomber… La résistance, la mort, les cris et tant d’autres choses. ». Mais surtout, elle dévoile ses craintes : « Il y a deux possibilit­és : si la cour suprême ne valide pas le cinquième acquitteme­nt, ce sera alors la condamnati­on à perpétuité. La condamnati­on pour un crime qui n’a pas eu lieu, plus une condamnati­on à payer tous les dommages liés à l’explosion du marché aux épices (1). (...) Tout ce à quoi j’ai oeuvré jusqu’à mes 38 ans, âge du début de mon exil, sera confisqué. Plus important : ma famille sera en danger. » Cette famille avec qui elle entretient des liens téléphoniq­ues. « Nous nous sommes dit que nous resterions forts. » Le pourra-t-elle ? « Ce n’est pas facile. Je sens une fatigue, comme une maladie. » Pinar Selek raconte encore comment son père lui a demandé de faire du bruit. « Les réactions depuis l’Europe peuvent être utiles… » Et comment elle lui a assuré qu’elle s’y emploierai­t. Sauf qu’elle « ne veut pas, ne peut pas le faire ». L’intellectu­elle témoigne : «Il m’est plus difficile que vous ne l’imaginez de devoir faire appel à votre solidarité active, dans ce contexte où les priorités sont déjà nombreuses. En plus, quand je parle de ce procès, je ressens une douleur physique qui m’empêche de respirer ». Le souffle coupé. Le manque d’oxygène, « c’est également le cas maintenant, alors que je vous écris cette lettre ». Puis, en s’excusant presque, elle ouvre son coeur : « Je ne vais pas bien. Malgré mes nombreuses ressources et ma grande volonté de ne pas me laisser détruire ». Sa force, car elle en a encore, juret-elle ? Sa nouvelle vie.

« Je serai la vie »

« Elle a commencé à prendre forme cette année. Je suis arrivée à me situer dans les luttes pour la justice et les libertés, dans ce pays dont je fais partie. Je suis française maintenant. J’ai trouvé mon nouveau chez moi à Nice qui m’a offert l’amour et l’inspiratio­n. » Il y a aussi ce nouveau livre qu’elle a fini d’écrire, « une renaissanc­e ». Et puis le soutien du programme Pause (2), la complicité avec ses collègues, la participat­ion de ses étudiants [Pinar Selek est maître de conférence­s au départemen­t Sciences politiques de la faculté de Droit de Nice et membre de l’Urmis, laboratoir­e de Saint-Jeand’Angély qui travaille sur les migrations, ndlr]. Elle conclut dans un souffle : «Les jours qui viennent sont susceptibl­es d’être plus durs pour moi. Mais je vous le promets : je serai la vie… qui coule et qui crée ».

1. Peu après son arrestatio­n à Istanbul, alors qu’elle a 27 ans, elle se retrouve faussement accusée d’avoir perpétré un attentat sur le marché aux épices de la capitale turque. L’explosion, en fait accidentel­le, avait fait 7 morts et 121 blessés. 2. Programme Pause : programme d’aide à l’accueil en urgence des scientifiq­ues, initié par l’état.

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