Climat: robots sous les mers
A Villefranche-sur-Mer, des océanographes développent des robots sousmarins pour analyser les effets du réchauffement climatique. Près de « flotteurs-profileurs » scrutent les océans du monde entier.
À Villefranche-sur-Mer, Hervé Claustre et son équipe mettent au point des robots pour prendre le pouls de l’océan. Objectif : analyser l’impact du réchauffement climatique et comprendre comment l’océan peut en limiter les effets
L’océan atténue l’effet de la libération de CO2 engendrée par l’activité humaine, pose Hervé Claustre, directeur de recherche au CNRS. Il absorbe une partie de cet excès, dans des zones préférentielles comme l’Atlantique Nord et l’océan Austral. Le phytoplancton contribue à capter du CO2 et il rejette de l’oxygène. » Face à la rade de Villefranche-surMer, l’océanographe résume l’enjeu que représente une connaissance plus fine des océans: mieux comprendre quelles sont les conditions favorables à la « floraison » de ce phytoplancton
(1) vital pour lutter contre l’effet de serre. Les scientifiques du Laboratoire océanographique de Villefranchesur-Mer s’intéressent également aux conséquences du réchauffement climatique sur l’océan, comme l’acidification des eaux. Or, pour faire avancer la connaissance et permettre à l’homme d’agir, ils ont besoin de données. Des mesures de température, pH, oxygène, chlorophylle… À l’échelle de l’océan mondial, et en permanence.
Prouesse technologique
Il n’y a encore pas si longtemps, lorsqu’ils voulaient recueillir des données, les scientifiques n’avaient pas d’autre option que d’embarquer à bord d’un navire et de passer plusieurs semaines, parfois même plusieurs mois, en mer. « En 2004, par exemple, se souvient Hervé Claustre, nous avions fait une campagne dans le Pacifique, entre Tahiti et l’Australie. » Il effectue alors avec son équipe toute une série de relevés dans cette zone « désertique ». «Le problème c’est qu’une fois qu’on repart, on ne sait plus ce qu’il s’y passe. » De plus, ces missions océanographiques sont très coûteuses et elles ne peuvent accéder aux hautes latitudes l’hiver. Germe alors l’idée de développer des robots pour prendre en permanence le « pouls » de la vie marine océanique et sa sensibilité aux perturbations climatiques, en couvrant toutes les zones géographiques.
Ils se déplacent dans les océans pendant ans
L’aventure démarre il y a près de 15 ans. Et à Villefranche-sur-Mer, Hervé Claustre initie ces technologies. «On a travaillé sur des planeurs sous-marins, et sur des flotteurs-profileurs équipés de capteurs : optique, d’éclairement, de température, de salinité… » Au fil des années, ces «sentinelles » se déploient à l’échelle de l’océan mondial. Aujourd’hui quelque 3 800 flotteurs mesurent la température et la salinité des océans, dans le cadre du programme international Argo. «Ils permettent une exploration entre la surface et 2 kilomètres de profondeur, explique l’océanographe. On met à l’eau les flotteurs, puis ils se déplacent, pendant cinq ans, au gré des courants et, tous les dix jours, ils remontent à la surface pour transmettre leurs données via les satellites. » Dans le hangar situé contre le bâtiment du Laboratoire d’océanographie de Villefranche-sur-Mer, Hervé Claustre et Antoine Poteau décryptent le fonctionnement de ces robots. Détaillent le rôle des capteurs embarqués sur ces sentinelles. Puis ils affichent sur l’écran une carte: de minuscules points, disséminés dans les océans, apparaissent. « Ce sont les flotteurs-profileurs.» Il clique sur l’un d’eux, et les mesures s’affichent. « Grâce à ces flotteurs, on connaît la température et la salinité à 20 mètres, 100 mètres, 2 kilomètres… de profondeur, au milieu du Pacifique par exemple. Et nous avons l’information en temps réel », commente Antoine Poteau, ingénieur d’étude. Hervé Claustre renchérit: « Dans les 24 heures, n’importe quel scientifique, mais aussi le grand public, peut avoir accès gratuitement à ces données. »
L’Atlantique Nord, un puits de carbone ultra-efficace
Depuis 2016, Hervé Claustre co-pilote un programme de «sentinelles » qui mesurent aussi des paramètres biologiques et chimiques : concentration en
(2) chlorophylle (indicateur de la présence de phytoplancton), pH, oxygène, nitrate… «Ils nous renseignent sur le fonctionnement biologique et chimique des océans, poursuit l’océanographe. Ça nous permet ainsi d’avoir une diversité de mesures totalement uniques. Aujourd’hui, 200 flotteurs sont déjà déployés, et l’objectif c’est d’arriver à 1 000 d’ici 5 à 6 ans. » Sur la carte, Hervé Claustre désigne l’Atlantique Nord, l’un des puits de carbone les plus efficaces au monde.
« Il représente moins de 1,5 % de la superficie de l’océan, mais il capte environ 20 % du CO2 séquestré par les océans. Par un double mécanisme d’absorption: une pompe physique et biologique. » Ses eaux très froides en surface et des conditions météo relativement extrêmes en hiver permettent de capturer efficacement le CO2 présent dans l’atmosphère. En parallèle, les floraisons de phytoplancton via la photosynthèse contribuent également à la captation du CO2 et à son exportation éventuelle vers les profondeurs de l’océan. Là, les chercheurs du Laboratoire d’océanographie de Villefranche (CNRS/Sorbonne Université) ont déployé, depuis cinq ans, des flotteursprofileurs, pour mieux comprendre les conditions favorables à la floraison du phytoplancton.
« Des arguments pour convaincre les décideurs »
Capables de fonctionner « sans interruption, quelles que soient les conditions météo », ces robots ont permis de mesurer des données jamais récoltées sur un cycle annuel complet: la température et la salinité des eaux, mais aussi l’intensité lumineuse, la densité des particules en suspension, la concentration en chlorophylle, et celle en oxygène. Les scientifiques ont pu déterminer de manière précise quand et comment débute la floraison du phytoplancton dans l’Atlantique Nord. Avec le réseau de flotteurs, les chercheurs enrichiront les données sur l’impact du réchauffement climatique. «Avec les mesures de pH, on pourra montrer que l’océan s’acidifie. Les relevés de température effectués depuis 10-15 ans, documentent déjà à quel point il se réchauffe. » Et Hervé Claustre en résume la conséquence : «Il sera de plus en plus chaud en haut, et il se réchauffera moins vite dans les profondeurs. Une barrière va se créer entre les eaux chaudes et les eaux froides : l’océan aura de moins en moins la possibilité de se ventiler, et il va s’appauvrir en oxygène. » Il marque une pause avant de poursuivre : «On n’apporte pas de solution, mais ces observations permettront d’avoir une vision globale et des arguments pour convaincre les hommes politiques et les décideurs. C’est important d’avoir des éléments de connaissance qui permettent de dire : “Attention, ça évolue dans ce sens, et voilà pourquoi.” » Et d’alerter : « Si on ne prend pas de décision forte par rapport au respect de notre environnement, nos enfants et petitsenfants en pâtiront. »
La solution : éduquer les jeunes générations
«Sur un temps plus long, il y a une façon d’agir : c’est l’éducation », conclut le chercheur. Les scientifiques ont donc lancé deux projets pour sensibiliser les jeunes générations, et préparer l’avenir. Le premier s’appelle «Mon océan et moi». «On met à la disposition des élèves et des enseignants, des ressources éducatives pour leur permettre de mieux comprendre les données que les flotteurs leur procurent. » Les professeurs peuvent ainsi aborder des notions comme la chlorophylle, le pH, l’acidité des océans… En parallèle, les scientifiques ont mis en place le programme « Adopt a float. » « Avec “Adopte un flotteur”, une classe s’approprie un flotteur, le baptise. » Puis collégiens, lycéens, écoliers suivent les données. «Plus d’une dizaine de classes, de Nice à Tahiti en passant par l’Afrique du Sud, participent à l’opération. À ces enfants, on montre les conséquences de nos modes de vie : “Regardez, si vous circ ulez en voiture diesel, vous émettez du CO2, l’océan se réchauffe, et les zones désertiques s’étendent.” Éduquer les enfants, c’est la solution. »
1. Le phytoplancton est l’ensemble des végétaux qui vivent en suspension dans les eaux de l’océan. Il est constitué de minuscules organismes. 2. Le programme international Biogeochemichal-Argo.