Nice-Matin (Cannes)

Climat:  robots sous les mers

- SOPHIE CASALS scasals@nicematin.fr

A Villefranc­he-sur-Mer, des océanograp­hes développen­t des robots sousmarins pour analyser les effets du réchauffem­ent climatique. Près de  « flotteurs-profileurs » scrutent les océans du monde entier.

À Villefranc­he-sur-Mer, Hervé Claustre et son équipe mettent au point des robots pour prendre le pouls de l’océan. Objectif : analyser l’impact du réchauffem­ent climatique et comprendre comment l’océan peut en limiter les effets

L’océan atténue l’effet de la libération de CO2 engendrée par l’activité humaine, pose Hervé Claustre, directeur de recherche au CNRS. Il absorbe une partie de cet excès, dans des zones préférenti­elles comme l’Atlantique Nord et l’océan Austral. Le phytoplanc­ton contribue à capter du CO2 et il rejette de l’oxygène. » Face à la rade de Villefranc­he-surMer, l’océanograp­he résume l’enjeu que représente une connaissan­ce plus fine des océans: mieux comprendre quelles sont les conditions favorables à la « floraison » de ce phytoplanc­ton

(1) vital pour lutter contre l’effet de serre. Les scientifiq­ues du Laboratoir­e océanograp­hique de Villefranc­hesur-Mer s’intéressen­t également aux conséquenc­es du réchauffem­ent climatique sur l’océan, comme l’acidificat­ion des eaux. Or, pour faire avancer la connaissan­ce et permettre à l’homme d’agir, ils ont besoin de données. Des mesures de températur­e, pH, oxygène, chlorophyl­le… À l’échelle de l’océan mondial, et en permanence.

Prouesse technologi­que

Il n’y a encore pas si longtemps, lorsqu’ils voulaient recueillir des données, les scientifiq­ues n’avaient pas d’autre option que d’embarquer à bord d’un navire et de passer plusieurs semaines, parfois même plusieurs mois, en mer. « En 2004, par exemple, se souvient Hervé Claustre, nous avions fait une campagne dans le Pacifique, entre Tahiti et l’Australie. » Il effectue alors avec son équipe toute une série de relevés dans cette zone « désertique ». «Le problème c’est qu’une fois qu’on repart, on ne sait plus ce qu’il s’y passe. » De plus, ces missions océanograp­hiques sont très coûteuses et elles ne peuvent accéder aux hautes latitudes l’hiver. Germe alors l’idée de développer des robots pour prendre en permanence le « pouls » de la vie marine océanique et sa sensibilit­é aux perturbati­ons climatique­s, en couvrant toutes les zones géographiq­ues.

Ils se déplacent dans les océans pendant  ans

L’aventure démarre il y a près de 15 ans. Et à Villefranc­he-sur-Mer, Hervé Claustre initie ces technologi­es. «On a travaillé sur des planeurs sous-marins, et sur des flotteurs-profileurs équipés de capteurs : optique, d’éclairemen­t, de températur­e, de salinité… » Au fil des années, ces «sentinelle­s » se déploient à l’échelle de l’océan mondial. Aujourd’hui quelque 3 800 flotteurs mesurent la températur­e et la salinité des océans, dans le cadre du programme internatio­nal Argo. «Ils permettent une exploratio­n entre la surface et 2 kilomètres de profondeur, explique l’océanograp­he. On met à l’eau les flotteurs, puis ils se déplacent, pendant cinq ans, au gré des courants et, tous les dix jours, ils remontent à la surface pour transmettr­e leurs données via les satellites. » Dans le hangar situé contre le bâtiment du Laboratoir­e d’océanograp­hie de Villefranc­he-sur-Mer, Hervé Claustre et Antoine Poteau décryptent le fonctionne­ment de ces robots. Détaillent le rôle des capteurs embarqués sur ces sentinelle­s. Puis ils affichent sur l’écran une carte: de minuscules points, disséminés dans les océans, apparaisse­nt. « Ce sont les flotteurs-profileurs.» Il clique sur l’un d’eux, et les mesures s’affichent. « Grâce à ces flotteurs, on connaît la températur­e et la salinité à 20 mètres, 100 mètres, 2 kilomètres… de profondeur, au milieu du Pacifique par exemple. Et nous avons l’informatio­n en temps réel », commente Antoine Poteau, ingénieur d’étude. Hervé Claustre renchérit: « Dans les 24 heures, n’importe quel scientifiq­ue, mais aussi le grand public, peut avoir accès gratuiteme­nt à ces données. »

L’Atlantique Nord, un puits de carbone ultra-efficace

Depuis 2016, Hervé Claustre co-pilote un programme de «sentinelle­s » qui mesurent aussi des paramètres biologique­s et chimiques : concentrat­ion en

(2) chlorophyl­le (indicateur de la présence de phytoplanc­ton), pH, oxygène, nitrate… «Ils nous renseignen­t sur le fonctionne­ment biologique et chimique des océans, poursuit l’océanograp­he. Ça nous permet ainsi d’avoir une diversité de mesures totalement uniques. Aujourd’hui, 200 flotteurs sont déjà déployés, et l’objectif c’est d’arriver à 1 000 d’ici 5 à 6 ans. » Sur la carte, Hervé Claustre désigne l’Atlantique Nord, l’un des puits de carbone les plus efficaces au monde.

« Il représente moins de 1,5 % de la superficie de l’océan, mais il capte environ 20 % du CO2 séquestré par les océans. Par un double mécanisme d’absorption: une pompe physique et biologique. » Ses eaux très froides en surface et des conditions météo relativeme­nt extrêmes en hiver permettent de capturer efficaceme­nt le CO2 présent dans l’atmosphère. En parallèle, les floraisons de phytoplanc­ton via la photosynth­èse contribuen­t également à la captation du CO2 et à son exportatio­n éventuelle vers les profondeur­s de l’océan. Là, les chercheurs du Laboratoir­e d’océanograp­hie de Villefranc­he (CNRS/Sorbonne Université) ont déployé, depuis cinq ans, des flotteursp­rofileurs, pour mieux comprendre les conditions favorables à la floraison du phytoplanc­ton.

« Des arguments pour convaincre les décideurs »

Capables de fonctionne­r « sans interrupti­on, quelles que soient les conditions météo », ces robots ont permis de mesurer des données jamais récoltées sur un cycle annuel complet: la températur­e et la salinité des eaux, mais aussi l’intensité lumineuse, la densité des particules en suspension, la concentrat­ion en chlorophyl­le, et celle en oxygène. Les scientifiq­ues ont pu déterminer de manière précise quand et comment débute la floraison du phytoplanc­ton dans l’Atlantique Nord. Avec le réseau de flotteurs, les chercheurs enrichiron­t les données sur l’impact du réchauffem­ent climatique. «Avec les mesures de pH, on pourra montrer que l’océan s’acidifie. Les relevés de températur­e effectués depuis 10-15 ans, documenten­t déjà à quel point il se réchauffe. » Et Hervé Claustre en résume la conséquenc­e : «Il sera de plus en plus chaud en haut, et il se réchauffer­a moins vite dans les profondeur­s. Une barrière va se créer entre les eaux chaudes et les eaux froides : l’océan aura de moins en moins la possibilit­é de se ventiler, et il va s’appauvrir en oxygène. » Il marque une pause avant de poursuivre : «On n’apporte pas de solution, mais ces observatio­ns permettron­t d’avoir une vision globale et des arguments pour convaincre les hommes politiques et les décideurs. C’est important d’avoir des éléments de connaissan­ce qui permettent de dire : “Attention, ça évolue dans ce sens, et voilà pourquoi.” » Et d’alerter : « Si on ne prend pas de décision forte par rapport au respect de notre environnem­ent, nos enfants et petitsenfa­nts en pâtiront. »

La solution : éduquer les jeunes génération­s

«Sur un temps plus long, il y a une façon d’agir : c’est l’éducation », conclut le chercheur. Les scientifiq­ues ont donc lancé deux projets pour sensibilis­er les jeunes génération­s, et préparer l’avenir. Le premier s’appelle «Mon océan et moi». «On met à la dispositio­n des élèves et des enseignant­s, des ressources éducatives pour leur permettre de mieux comprendre les données que les flotteurs leur procurent. » Les professeur­s peuvent ainsi aborder des notions comme la chlorophyl­le, le pH, l’acidité des océans… En parallèle, les scientifiq­ues ont mis en place le programme « Adopt a float. » « Avec “Adopte un flotteur”, une classe s’approprie un flotteur, le baptise. » Puis collégiens, lycéens, écoliers suivent les données. «Plus d’une dizaine de classes, de Nice à Tahiti en passant par l’Afrique du Sud, participen­t à l’opération. À ces enfants, on montre les conséquenc­es de nos modes de vie : “Regardez, si vous circ ulez en voiture diesel, vous émettez du CO2, l’océan se réchauffe, et les zones désertique­s s’étendent.” Éduquer les enfants, c’est la solution. »

1. Le phytoplanc­ton est l’ensemble des végétaux qui vivent en suspension dans les eaux de l’océan. Il est constitué de minuscules organismes. 2. Le programme internatio­nal Biogeochem­ichal-Argo.

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Le projet a été initié il y a quinze ans à Villefranc­he-sur-Mer. Aujourd’hui, près de quatre mille flotteurs scrutent en permanence les océans, permettant une exploratio­n.
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(Photo Laboratoir­e océanograp­hique de Villefranc­he-CNRS) Hervé Claustre et Antoine Poteau testent un flotteur dans la rade de Villefranc­he.
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(Photo S. C.) Hervé Claustre, directeur de recherche (CNRS) au Laboratoir­e d’océanograp­hie de Villefranc­he-sur-Mer : « On documente à quel point l’océan se réchauffe. »
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(Photo Laboratoir­e océanograp­hique de Villefranc­he-CNRS) Un flotteur-profileur déployé dans l’océan Austral.
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depuis la surface jusqu’à deux kilomètres de profondeur. Et les données sont transmises en temps réel.
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(Photos Laboratoir­e océanograp­hique de Villefranc­he-CNRS et S. C.)

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