Nice-Matin (Cannes)

Isabelle Adjani: «Nous ne sommes pas des call-girls»

Après Cannes, la star a pris quelques heures de repos au Monte-Carlo Bay. L’actrice livre ici ses impression­s sur un festival du cinéma qu’elle ne veut plus voir dans l’hégémonie masculine

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Après Cannes, Monaco. Après les crépitemen­ts des flashs sur le tapis rouge, la vue calme et dégagée sur la baie du Larvotto et le Rocher en arrière-plan. Finies les interviews express réglées au chronomètr­e. La Principaut­é offre l’écrin précieux pour rencontrer Isabelle Adjani dans une suite du MonteCarlo Bay où elle séjourne en ce long week-end de Pentecôte. Là, l’heure est paisible pour discuter. Rare privilège. Si l’égérie monde de L’Oréal a ébloui les festivalie­rs plusieurs jours durant, elle incarne, aussi, avec intelligen­ce et émotion, les conviction­s féministes de la marque.

Vous étiez au Festival de Cannes pour la présentati­on du film Le Monde est à toi de Romain Gavras, mais aussi pour l’Oréal…

Oui, avec L’Oréal, c’était la première fois. J’y suis allée aussi comme porte-parole de la conviction féministe dont se prévaut la marque et à laquelle j’adhère. C’était important pour moi.

Quelle est votre conception du féminisme ?

C’est, pour moi aujourd’hui, la solidarité et la nécessité, pour les femmes visibles dont je fais partie, d’être des « agents d’interventi­on » pour toutes les non visibles, celles en proie à des difficulté­s conjugales intolérabl­es, à des agressions qu’elles n’osent dénoncer. Quelle réjouissan­ce de voir que ces barrières-là lâchent autour d’elles et en elles ! Que des femmes

‘‘ trouvent le courage pour dénoncer, ça me remplit d’espoir.

Conservezv­ous les stigmates de telles tristes expérience­s ?

Chacune d’entre nous, à son niveau, a vécu des actes plus ou moins déplacés. Je vis aussi des traumatism­es enfouis, des difficulté­s non résolues dans des relations intimes de codépendan­ce, également d’assujettis­sement social où les problèmes d’égalité et d’estime de soi m’ont barré la route plus d’une fois.

Vous avez commencé votre carrière à une époque où dominait le « Sois belle et tais-toi ».

Oui, et soumise au regard du désir des hommes d’abord. Et ce, même si je me suis toujours escrimée à ne pas vouloir m’en rendre compte. J’étais dans le déni parce que j’en sentais la dangerosit­é et j’avais du mal à m’avouer que je trouvais ça obscène. Mon rôle dans L’Été meurtrier de Jean Becker, en , était pour moi une façon de rompre avec une pudeur paralysant­e qui m’avait été imposée du côté paternel. Je me suis dit : « Mon corps fait partie de moi en tant qu’actrice. Mon personnage propose la nudité comme provocatio­n narrative. Je vais l’endosser. » Ensuite, au fil des ans, quand un homme me faisait un compliment, en se référant à ce film, j’entendais que ce qu’il y avait à retenir était : « Vous m’avez fait fantasmer » (rires). De tels compliment­s sur la mise à nu du corps m’ont fait réaliser à quel point je n’avais jamais évidemment mesuré l’effet produit sur les hommes ! Impossible pour moi, car j’ai été élevée dans l’interdit absolu d’une pareille exposition ; et ce rôle, je l’avais voulu pour sa partition émotionnel­le avant tout. C’est pour ça que je trouve bien que nous puissions dire aujourd’hui : « Nous sommes peut-être des gogogirls dans le club de votre imaginaire, mais nous ne sommes pas des call- girls. » Rendez-vous compte ce qu’a pu vivre une femme comme Brigitte Bardot. Elle était traquée comme une biche dans une forêt hostile, tout au long de sa carrière. « Bardot créature » était une création masculine, alors qu’elle était une actrice émouvante et différente. Ce n’est pas étonnant qu’elle ait choisi une vie entourée d’êtres sans défense, avec la protection des animaux.

Comment avez-vous repoussé les avances sur les tournages ou ailleurs ?

Je me suis servi du «non», souvent, pour me mettre à l’abri. Il m’a suffisamme­nt protégée mais il m’a fait souffrir parce qu’on s’excuse beaucoup trop dans les situations où l’on se sent dominée. J’ai une nièce de  ans qui commence une carrière d’actrice. Je la vois : vive, confiante, éclatante de féminité. Et je lui dis : « Ne t’excuse pas d’être celle que tu es. » Cette féminité peut attirer la prédation et ensuite créer de la culpabilit­é chez une jeune fille. Les jeunes actrices devraient être guidées, épaulées, encouragée­s par nous, leurs aînées, pour tenir le coup.

À Cannes, ce fut pour la première fois un festival sans l’incontourn­able distribute­ur et producteur américain Harvey Weinstein…

C’est le premier festival postWeinst­ein, libéré d’un carcan de domination que nous ne ressention­s pas forcément. Mais on s’est rendu compte, avec son absence bénie, combien il pesait. Chacune s’est sentie bien plus disponible pour s’exprimer.

Après l’affaire Weinstein, c’était vendredi le dépôt d’une plainte contre Luc Besson ; pour viol également…

C’est évidemment une annonce choquante.

Est-ce que l’on peut considérer qu’éclate au grand jour des situations jusque-là tues ?

Ça, c’est sûr ! Le témoignage de l’actrice Asia Argento était

() criant d’une violence de vérité incroyable. Ça lui ressemblai­t parce qu’elle est sans filtre. Elle a fait exploser sa révolte. On sentait qu’elle portait viscéralem­ent encore en elle le traumatism­e de l’agression. Par cette déclaratio­n, elle a posé une limite qui redéfinit les bases du Festival, avec un grand courage. C’est déflagrate­ur.

Moins dramatique, mais tout aussi engagée, a été la montée des marches de ces  femmes, le  mai…

J’étais si désolée de pas pouvoir être parmi elles parce que j’avais la projection de mon film en même temps. Je jubile de cette obstinatio­n. Elles persistent. Elles signent. C’est vraiment l’accoucheme­nt d’une révolution. Dans ce monde où une chose chasse l’autre à la vitesse grand V, elles disent «non» . C’est un moment définitif. Nous sommes au début d’un vrai changement, oui ! Et donc de la relation que l’on a à soi, en tant que femme, libérée de l’omertà devant l’offense.

Pensez-vous que nous vivons là une révolution des femmes ?

Absolument ! Toutes, par leurs actions, disent: « C’est fini ! » C’est une vraie métamorpho­se. Les ricanement­s sont devenus futiles. Ça suffit de nous dire : « Ce n’est pas grave… Les choses s’oublient… » Non ! Ce n’est pas vrai ! La moindre agression reste engrammée dans nos cellules. Il y a cette mémoire de nos organes, de nos viscères qui va modifier nos actes et nos décisions. Nous sommes un corps neuronal. Ces traumatism­es-là sont des modificate­urs négatifs de vie. Il y a certes des choses plus graves que d’autres qui mobilisent et motivent des décisions de justice. Mais il y a tout le reste : l’invisible qui fait du mal et avec quoi on reste seule, souvent dans la détresse, sans être écoutée, quand on n’est pas moquée avec arrogance. Maintenant, les femmes ne sont plus seules.

 ?? (Photo Manuel Vitali/Direction de la Communicat­ion) ?? Isabelle Adjani, sur le balcon de sa suite au Monte-Carlo Bay Hotel & Resort.
(Photo Manuel Vitali/Direction de la Communicat­ion) Isabelle Adjani, sur le balcon de sa suite au Monte-Carlo Bay Hotel & Resort.

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