Jean-Pierre Lamouroux: «Et puis la télévision s’est arrêtée»
Avant de couler des jours heureux au bord de la grande bleue, à Antibes, Jean-Pierre Lamouroux a longtemps été journaliste télé, à Paris. Longtemps? «Il a connu l’ORTF quand même ! » Ah oui, quand même… Forcément, Mai-68 résonne avec insistance chez ce journaliste qui a couvert aussi des théâtres de guerre. Il se souvient que ce mouvement a permis à l’univers de la petite lucarne de s’émanciper du pouvoir. « Au départ, on était spectateur, en fait, du grand bordel que faisaient les étudiants. Ils manifestaient, ils cassaient… personne n’y prêtait attention. On ne connaissait pas le chômage. Il y avait du boulot de partout. » Dans ce contexte, pourquoi manifester? Et contre qui? « Les étudiants avaient besoin, comme tous les adolescents, de revendiquer des choses. Après, tout le monde (ouvriers
Jean-Pierre et salariés) s’est dit qu’il des affiches fallait en profiter. Et pour nous, qui travaillions à l’ORTF, c’était important de dire que nous étions un pur produit de l’État. » Vous avez loupé un épisode ? « Difficile à imaginer aujourd’hui mais, à l’époque, tout est l’État. L’électricité, l’eau, les postes, la télévision… Charles De Gaulle est le président de la République et la télé, c’est la chose de l’État ! En 1960, nous ne sommes qu’une douzaine de techniciens à France 3. Mais on sentait que c’était un média qui allait devenir fort et les politiques aussi. »
La télévision, un outil médiatique alors verrouillé par le pouvoir Pour mieux comprendre, il faut imaginer qu’en 1968 le gouvernement compte dans ses rangs un ministre de l’information. « Ils ne voulaient pas que ça leur échappe. » À cette époque, les émissions sont proposées un mois à l’avance. « À Cinq colonnes à la une (1), on faisait beaucoup de reportages à l’étranger. Quand on revenait, une dactylo tapait tous les reportages pour le ministère. Le pouvoir a créé ce bébé mais il savait qu’il pouvait être dangereux. » Jean-Pierre Lamouroux, comme ses confrères comprend vite que ce mouvement peut aussi être un moyen de revendiquer une liberté de la presse télé. Puis plus de son ni d’image. « La télé s’est arrêtée. Il n’y a pas eu d’émissions pendant tout le mois de mai. Les seuls programmes diffusés étaient faits par des militaires et ceux qui n’étaient pas très grévistes. »
Les journalistes revendiquent le droit de faire mieux Pendant que le gouvernement verrouille les canaux télé, les manifestations prennent de l’ampleur. Les étudiants jettent des pavés sur des forces de l’ordre mal préparés, mal équipés, et qui reculent. Mais la télé est tenue d’une main de fer par l’État. « On allait faire des images mais ensuite, les militaires nous empêchaient de rentrer au siège de l’ORTF, rue Cognacq-Jay. » Grâce aux étudiants, la télévision finit par s’émanciper. L’État n’a d’autre choix que celui de desserrer la visse. La tentative de verrouiller les images capote notamment grâce à la radio, qui relate chaque jour la réalité de la rue. «On a profité de Mai-68 pour revendiquer le droit de faire mieux. Pour que les politiques n’aient plus la mainmise sur la télé. Vous imaginez un ministre de l’information aujourd’hui ? Il ne durerait pas une heure… »
1. Programme diffusé du 9 janvier 1959 au 3 mai 1968.