Nice-Matin (Cannes)

Le Clézio : « Chaque morceau de Nice et du Comté m’est familier »

L’écrivain niçois, prix Nobel de littératur­e, participe pour la première fois au Festival du livre de Nice qui se déroule jusqu’à dimanche. Il rencontrer­a le public cet après-midi

- Recueilli par LAURENCE LUCCHESI

La présence aujourd’hui de Jean-Marie Gustave (alias J. M. G.) Le Clézio – dont le point d’orgue sera sa conversati­on à 15h30 à l’opéra avec Franz-Olivier Giesbert autour de son dernier livre, Bitna, sous le ciel de Séoul, paru chez Stock – fait bruisser le coeur de la cité de mille et un échos… De l’île Maurice à la Corée, en passant la Thaïlande, le Mexique, le Panama, le Cambodge, les États-Unis et la Corée, la vie du prix Nobel 2008 est un perpétuel voyage. Et ses livres comme autant d’empreintes de cette errance féconde. Éminemment poétique et porté par «le vent de l’envie des fleurs », malgré d’implacable­s réalités, Bitna sous le ciel de Séoul n’échappe pas à cette règle, et donne autant à imaginer, qu’à penser. Entretien rare.

Que représente pour vous le fait de revenir à Nice, et de participer à ce festival ?

Nice est ma ville natale, et j’y viens souvent, pour des raisons familiales et pour me ressourcer. Pour moi, ce ne peut pas être un lieu étranger, chaque morceau de cette ville, et plus largement du comté de Nice m’est familier. Je suis donc très heureux d’y être alors que se tient le Festival du livre, c’est pour moi une façon de rendre à cette belle ville un peu de tout ce qu’elle m’a donné au long de ma vie. Pour des raisons plutôt profession­nelles, je réside à Paris, et bien sûr je voyage beaucoup, aux États-Unis, en Corée ou en Chine.

Que vous inspire le thème de cette e édition, « Pourquoi écrire » ?

La littératur­e peut sembler un art obsolète, tandis que se développen­t les expression­s virtuelles et la culture des images. Pourquoi écrire ? Pour l’amour des mots d’abord, parce que le langage écrit n’a rien en commun avec la communicat­ion virtuelle, c’est un art de la lenteur, de la réflexion, du retour en arrière, entre nostalgie et désir. Pour inventer une musique ensuite, parce que l’écriture (d’un roman, d’un poème, ou même d’une très longue lettre) demande une structure, il faut construire une progressio­n, utiliser des thèmes et des variations, chercher l’harmonie, atteindre la jouissance. Pour communique­r enfin, parce qu’il n’y a rien de mieux qu’un livre pour sortir de soi-même, pour explorer, pour découvrir l’autre, pour aimer la vie. La littératur­e ne peut exister sans l’échange des cultures, l’aventure.

Quelle est la génèse de Bitna, sous le ciel de Séoul ?

Ayant vécu assez longtemps dans cette ville, au contact avec la jeunesse, j’ai eu envie de parler de la façon dont on y vit, de raconter les légendes urbaines, les quartiers, le métro, le fleuve… On peut lire ce roman comme un guide, comme une succession de tableaux, un keepsake [livre-album illustré qu’on offrait en cadeau à l’époque romantique].

Ce roman ne renvoie-t-il pas luimême à la question : pourquoi lire, au travers du personnage de Bitna ? Parlez-nous de cette jeune fille…

Bitna est une fille de notre temps, elle pourrait exister à Paris, à Londres, sous le ciel de Nice… Je veux dire qu’elle ressemble à beaucoup de jeunes de notre époque, où il est difficile (particuliè­rement pour une jeune fille) de réussir tout ce dont ils rêvent, une vie de famille, un métier, des études, une vie amoureuse, une vie d’amitié, en équilibran­t les obligation­s matérielle­s et les émotions, la réalité et le rêve.

Au fil des histoires qu’elle invente pour Salomé, atteinte d’une maladie incurable et qui la paie pour faire voyager son imaginaire, le rapport de forces s’inverse ?

Dans toutes les aventures sentimenta­les (où les sentiments sont le moteur principal), il y a des basculemen­ts, des tentations de manipulati­on, des désirs inavouable­s, l’envie, la jalousie. L’emprise de Salomé sur Bitna doit nécessaire­ment, au fil des jours, se transforme­r en dépendance, et c’est sans doute cette découverte qui est pour Bitna le moment le plus douloureux. Côtoyer quelqu’un qui s’efface peu à peu est difficile, comme il est difficile d’être témoin de l’approche de la mort d’un être qu’on aime.

Certaines de ces histoires sontelles vraies ?

J’aimerais vous dire qu’elles sont toutes inspirées d’une histoire vraie. Il y a réellement eu à Séoul un homme qui voulait adresser des messages au Nord par ses pigeons voyageurs. Il y a réellement eu une chatte qui portait des messages aux riverains d’un immeuble du centre-ville, une chanteuse de K pop qui s’est pendue dans la solitude de son studio, un stalker qui protégeait les filles

[] en danger, et la légende des deux dragons dans le ciel de Séoul est aussi ancienne que cette ville – et très symbolique de ce qui se passe en ce moment, entre les deux Corée.

« Ne jamais rien dire de ces phrases ordinaires » ,nide «ses petits soucis », autant de codes

reflétant votre propre observatio­n de la société

séoulite ?

J’aime bien une certaine retenue qui fait partie des codes de l’éducation coréenne, mais, bien sûr, c’est un idéal, et puisque j’ai éprouvé de l’admiration pour le courage et l’audace de Bitna, je ne voulais pas qu’elle s’apitoie sur elle-même !

Que vous inspire le rapprochem­ent actuel entre la Corée du Nord et la Corée du Sud ?

De l’espoir et de l’inquiétude : c’est sans doute la chose la plus difficile du monde que de réconcilie­r deux peuples frères, voisins, devenus étrangers l’un à l’autre. Cela peut être cause de grands drames, et les Coréens ont déjà eu leur part de drame (n’oublions pas que la guerre de Corée fut la plus meurtrière de tous les temps après les deux guerres mondiales). Mais c’est aussi une grande espérance, car une telle réconcilia­tion rendrait le monde meilleur (plus sûr).

L’expression «citoyen du monde » souvent utilisée à votre sujet, vous sied-elle, et quel message aimeriez-vous délivrer, à l’heure où vous êtes tout proche de la Méditerran­ée ?

Je me demande bien comment on peut être citoyen du monde ! Je vis et j’écris dans la langue française, mais ça ne m’empêche pas d’aimer rencontrer l’ailleurs. La Méditerran­ée m’est plus que familière, je puis dire que c’est le goût de cette mer que j’ai dans la bouche depuis l’enfance. Est-elle nôtre ? Tout dépend de la façon que l’on a de l’aimer. Je voudrais la regarder comme un espace qui joint tous les habitants de ses rives, quels qu’ils soient. Je crains cependant qu’elle ne devienne un lieu tragique, une route où se perdent les vies…

 ??  ?? J.-M. G. Le Clézio : « Pourquoi écrire ? Pour l’amour des mots d’abord ». (Photo Philippe Matsas)
J.-M. G. Le Clézio : « Pourquoi écrire ? Pour l’amour des mots d’abord ». (Photo Philippe Matsas)

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