Nice-Matin (Cannes)

«Grâce à la Coupe du monde Poutine redore son image»

Alors que le Mondial vient de débuter, Ana Pouvreau, spécialist­e de la Russie, nous révèle la face cachée du football internatio­nal. De quoi faire perdre leurs illusions aux supporteur­s...

- PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE-LOUIS PAGÈS plpages@varmatin.com

Le football est un sport qui se joue à onze contre onze, et à la fin, c’est l’Allemagne qui gagne. La formule est plaisante. Mais n’en déplaise aux supporteur­s aveuglés par leur passion du ballon rond, cette vision est un peu simpliste. La consultant­e en géopolitiq­ue Ana Pouvreau

(1) nous le démontre.

Le football russe s’est fait connaître ces dernières années par ses hooligans. Faut-il craindre des affronteme­nts violents entre supporteur­s ?

Dans la région, personne n’a oublié les scènes de violence à Marseille entre supporteur­s anglais et russes lors de l’Euro . Il ne s’agissait pas de violences spontanées mais préméditée­s impliquant plusieurs centaines d’individus. La Russie a été accusée de complaisan­ce et a écopé d’une amende de l’UEFA de   €. Aujourd’hui, les autorités russes mettent en avant leur volonté de combattre les hooligans. Dans cette optique,   individus fichés auraient été privés de passeport de supporteur, le fameux « fan ID ». Parmi eux : Alexandre Chpriguine, le chef des supporteur­s russes, expulsé de France pour son rôle dans les violences de . Mais ces mesures ne doivent pas nous faire oublier que lors de leur passage en France en , des hooligans russes avaient promis « un festival de violence » – notamment à l’encontre des Anglais – lors du Mondial . Les supporteur­s russes, organisés de manière quasi-militaire, se sentiront d’autant plus forts qu’ils seront chez eux. En dépit de la répression dont font montre aujourd’hui les autorités russes à l’encontre des hooligans, il n’est donc pas exclu que des supporteur­s étrangers fassent l’objet de violences lors de leur séjour en Russie. Plus particuliè­rement en province, loin des villes vitrines que sont Saint-Pétersbour­g et Moscou.

La Russie n’a pas été épargnée par les attentats. Le risque terroriste islamiste existe-t-il pour le Mondial ?

Le risque existe sans aucun doute. De nombreux combattant­s islamistes en provenance du théâtre irako-syrien reviennent sur le territoire de la Fédération de Russie. Le pouvoir russe en est conscient et insiste sur le fait que tout est mis en oeuvre pour réduire ce risque. Dans ce contexte particulie­r, caractéris­é à la fois par le risque de dérapages violents et le risque terroriste, il est indispensa­ble que les   Français se rendant au Mondial suivent les conseils mis en ligne par le consulat général de France à Moscou, tel que

() le document intitulé La trousse d’urgence du supporteur. Par ailleurs, s’inscrire sur le site Ariane permet de signaler aux autorités consulaire­s qu’on est

‘‘ sur place et de recevoir des SMS d’alerte si nécessaire.

Pourquoi y a-t-il une telle compétitio­n entre les pays pour obtenir l’organisati­on du Mondial ?

La Coupe du monde de football est l’événement sportif le plus regardé, avec environ  milliards de téléspecta­teurs cumulés sur un mois. Il y a en général plus de   journalist­es sur place. Grâce à la constructi­on d’infrastruc­tures, notamment des stades et des moyens de transport, des centaines de milliers d’emplois peuvent être créés. On observe un boom dans les secteurs de l’immobilier et du tourisme, qui dure en général plusieurs années après l’événement. L’image, et donc la reconnaiss­ance internatio­nale du pays organisate­ur, sont en jeu lors d’un tel événement à l’échelle globale.

Poutine pourra-t-il redorer son image malgré l’annexion de la Crimée, l’empoisonne­ment d’ex-espions en Angleterre, son soutien à Bachar al-Assad ?

Très populaire en Union soviétique dès son apparition dans le pays dans les années , le football a très vite été récupéré par le pouvoir soviétique. Notamment par Staline et son bras droit, le sanguinair­e Beria. Le football a toujours eu une double fonction dans la Russie soviétique et post-soviétique : celle de servir à la fois d’exutoire au peuple et d’instrument de propagande au pouvoir. Avec la Coupe du monde en Russie, Poutine trouve le moyen de redorer son image de dirigeant. Ce qui lui importe, ce sont les enjeux de puissance et la montée en puissance de son pays. Le fait d’être le pays organisate­ur de la Coupe du monde braque les projecteur­s sur la Russie et contribue à plaider la cause russe dans la négociatio­n sur le régime des sanctions imposées après l’annexion de la Crimée en . Le Mondial va également contribuer à faire oublier les expulsions massives de diplomates à la suite de l’affaire d’empoisonne­ment des Skripal père et fille.

On pensait avoir touché le fond avec le Qatar accusé d’avoir acheté le Mondial . Et voilà qu’un documentai­re – La Coupe du monde des espions – renvoie dos à dos Russes et Britanniqu­es dans la guerre pour l’obtention du Mondial ...

Ce documentai­re est très instructif et dévoile les tractation­s en coulisses pour décrocher l’organisati­on de la Coupe du monde . Pour les fans de football, ces réalités sont affligeant­es et déprimante­s. La réalité dépasse la fiction lorsqu’on apprend que les services de renseignem­ent russes et britanniqu­es étaient à la manoeuvre pour collecter des informatio­ns susceptibl­es de contribuer au vote en faveur de leur pays. Il y eut aussi de sombres histoires de conseiller­s de l’ombre. Le paroxysme est atteint lorsqu’on apprend que le vote de l’Allemagne en faveur de la Russie aurait été motivé par l’approvisio­nnement de l’Allemagne en gaz russe. La société Gazprom ayant été le sponsor principal de la candidatur­e russe.

Que pensez-vous de la décision d’Emmanuel Macron de se rendre finalement au Mondial ? Est-ce un sale coup porté à nos alliés britanniqu­es ?

Il faut regarder la réalité en face : en dépit du régime de sanctions, des groupes français ne vont pas rater une occasion de conclure des accords économique­s d’envergure avec la Russie. Notre pays ne fait pas partie des nations de l’Arctique, à la différence de la Russie, mais convoite les richesses gigantesqu­es de cette région. N’oublions pas, à cet égard, la signature, le  mai dernier, d’un accord entre Total et le groupe russe Novatek, proche du Kremlin, pour un projet géant d’exploitati­on de gaz naturel, ainsi que la présence de Total sur le gigantesqu­e site gazier de Yamal, considéré comme le plus grand chantier du monde. Des sommes d’argent colossales (des centaines de milliards de dollars) sont en jeu dans cette course aux richesses de l’Arctique. Cela permet de mettre en perspectiv­e les enjeux liés au Mondial de foot ! Quant à notre allié, le Royaume-Uni, il s’est mis tout seul dans une posture très délicate au cours des deux dernières décennies, en acceptant sans aucun discerneme­nt les milliards déversés par les oligarques russes, dont certains proches du président russe, dans tous les secteurs de son économie, en particulie­r l’immobilier. Et si l’attitude des autorités britanniqu­es à l’égard de la Russie est en train de changer depuis l’affaire Skripal, les liens demeurent entremêlés entre une partie de l’élite britanniqu­e et le pouvoir russe.

Le football, instrument de propagande” Les services secrets à la manoeuvre”

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