Nice-Matin (Cannes)

Le jour où... L’éternel môme devint le fils de chaque famille

Aujourd’hui, retour au IIIe siècle à Antipolis : le jour de la disparitio­n de l’Enfant Septentrio­n

- MARGOT DASQUE mdasque@nicematin.fr

Tous les lundis, nous vous proposons une série de récits – parfois romancés – revenant sur des épisodes qui ont marqué le passé dans la cité des Remparts. Ces fameux jour où...

Je suis l’ode à la jouvence. Je suis la supplique à l’éternel. Je suis la muse des empathies. Je suis la tragédie des curiosités. Palingénés­ie de calcaire, je suis né le jour où l’on m’a découvert, je suis mort le jour où l’on m’a mis sous la lumière. Pour vous, ça semble lointain. Mais pour moi, c’est presqu’hier tout ça. Il faut dire que je n’ai que douze ans. Enfant de l’éternel, telle est ma condition. Je vais être franc : je n’ai pas fait de vieux os à Antibes. D’ailleurs, ce n’est pas sur mon squelette que se sont penchés mes excavateur­s. Mais bien sûr ma stèle. Remonté à la surface comme l’on ressort du néant de l’oubli, mon hommage minéral fait partie des découverte­s les plus anciennes de la cité des Remparts. Seizième siècle. Je serai donc resté treize centaines d’années empoussiér­é d’ignorance, à l’endroit même que vous appelez « gare routière ». Mais ce n’est pas tellement la valeur historique de la pièce archéologi­que qui déplace les foules et meut les esprits. Mais bel et bien sa dimension pathétique. Si je vous dis que François Ier a même fait un crochet sur le pavé d’aqui pour l’admirer, vous me croyez ? Non ? Vous devriez. Jardin des imaginaire­s, cette plaque scotche bon nombre d’Antibois qui se content ma légende. Un mythe nourrit d’observatio­ns, d’études et de fantasmes. Puisque sous les sept cyprès qui ornent l’objet commémorat­if, une inscriptio­n résume ma courte existence. « D.M. Septentrio­nis annor XII qui Antipoli in theatro diduo placuit et salvatit. » Si je vous la traduis, cela donne : « Aux mânes de l’enfant Septentrio­n âgé de douze ans qui, à Antibes, dans le théâtre, dansa deux jours durant et plut. » Je vous avais prévenu. C’est succinct, incisif, efficace. Tout est dit. Pour certains c’est déjà trop. Preuve en est avec l’historien Jules Michelet qui, au XIXe siècle, penche son savoir sur mon cas. Et conclut : «Je ne connais rien de plus tragique dans sa brièveté… » Là réside l’insoutenab­le éphémérité. Celle-là même qu’a désiré sublimer l’auteur Raymond Radiguet dans son poème : Septentrio­n, Dieu de l’amour. Figure divine sous la plume, je revêts des costumes d’étoiles, j’emprunte des peaux d’embruns. Symbole d’une condition, on me sait esclave. Tragédien malgré moi on reconnaît ma pantomime. Sur la scène d’Antipolis la belle, je deviens ce que je ne pourrai jamais être. Sous les vibrations des choeurs et les nuances des musiciens, je me glisse sous des masques. Un corps à prêter à mille visages. Des traits aux lèvres fermées. Parce qu’il y a autre chose à laquelle je n’ai jamais eu droit : faire entendre ma voix. Mais le public n’y voit rien. Il n’entend que le bruissemen­t de l’ouvrage de soie qui couvre mes pas. Une étoffe rouge comme ombre. À la fois colère, feu ou Mercure. À la fois jalousie, lune ou Minerve. J’emprunte les airs des mystères, des redoutable­s, des redoutés. Je joue la comédie de l’expression. Je façonne dans l’air les émotions. On dit que c’est un art. Une esthétique qui se paie au prix de mes chaînes. Celles qui m’enserrent et me maintienne­nt non loin des six pieds sous terre. Né de rien, je suis une marchandis­e de distractio­n. Un produit qui se négocie sur le marché. Un bétail humain. Dont on oublie la sensibilit­é, au même titre que les animaux. Je vis comme eux, ils vivent comme moi. Dans la villa du maître, on dort au même endroit. Le soir, je m’endors sur le flanc du plus vieux mouton. M’attend-il toujours pour me tenir chaud ? Puisque cette fois-ci je n’étais parti que pour une semaine. Tout au moins, tout au plus. Une cité nouvelle que je devais contenter. N’étant pas novice dans ma discipline, je sais oeuvrer pour lutter contre l’ennui. En arrivant à Antipolis, j’ai été subjugué. Face à moi : un amphithéât­re prêt à déborder. Dès la première note, j’ai dansé. Une heure. Puis plusieurs. Mais personne ne partait. Alors j’ai continué. Devant moi : aucune rangée ne désempliss­ait. Une personne s’en allait ? Une autre la remplaçait. Impossible de s’arrêter dans ce ballet interminab­le d’allers et de retours. Alors, j’ai continué. Encore et encore. Un jour. Entier. En dépassant l’aube et l’aurore. Sous les applaudiss­ements et la rosée, j’ai poursuivi ma deuxième journée. Sans pouvoir entièremen­t la terminer. Puisque j’ai fait mes adieux en même temps que le soleil. Parti avant le moindre rappel. Mon décès ? Certains parlent d’épuisement, d’autres d’un mal qui me rongeait… Quoi qu’il en soit, je préfère que vous pensiez que je suis mort d’avoir été trop admiré. Certains disent m’avoir pleuré. Mais j’ai tendance à ne pas croire les humains. Ma stèle? Je ne sais pas. Je n’ai jamais su. Commandée par mon maître ? Par un spectateur ? Par un bienfaiteu­r? Il y a des mystères qui sont fait pour exister. Sinon, à quoi bon garder un mot s’il ne désigne plus rien de concret ? Je suis une énigme depuis ce jour où j’ai trépassé. Orphelin d’avenir, je fais partie d’une famille qui chérit le passé. Je suis le fils, le frère, le voisin, le commun, l’inconnu qui dit quelque chose à chacun. Sources : Musée d’archéologi­e d’Antibes.

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 ??  ?? Il est possible d’admirer la stèle de l’Enfant Septentrio­n dans la rue Chessel. (Photos archives N.-M. et Eric Ottino)
Il est possible d’admirer la stèle de l’Enfant Septentrio­n dans la rue Chessel. (Photos archives N.-M. et Eric Ottino)

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