Nice-Matin (Cannes)

«Les djihadiste­s françaises sont convaincue­s et déterminée­s»

En quelques années, des centaines de femmes sont parties rejoindre Daesh. La journalist­e Céline Martelet a enquêté sur ce phénomène, qui touche particuliè­rement l’Hexagone

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT / ALP

Grand reporter, Céline Martelet a co-signé avec la journalist­e Édith Bouvier un livre intitulé Un parfum de djihad (1), consacré aux Françaises parties en Syrie et en Irak depuis 2014. Loin d’être toutes des victimes, ces femmes sont parties rejoindre Daesh avec le même but : participer au combat.

Près de  Françaises ont rejoint Daesh depuis . Pourquoi cette organisati­on a-t-elle attiré autant de femmes ?

Il y a d’abord une question d’époque : c’était plus compliqué de rallier les zones tribales d’Afghanista­n dans les années  que d’aller sur Internet, de prendre l’avion pour gagner Istanbul puis la frontière syrienne, comme cela est devenu possible dès le milieu des années . La propagande est devenue très efficace, avec des films très bien réalisés et l’utilisatio­n d’un langage qui parle aux jeunes. Le contexte politique et social a aussi joué : l’interdicti­on du voile intégral, par exemple, a été un élément de propagande extrêmemen­t fort auprès des jeunes femmes, à qui on expliquait qu’on leur interdisai­t de pratiquer leur foi. Enfin, la non-interventi­on de l’Occident en Syrie, soulignée par les images de massacres et de bombardeme­nts, a beaucoup pesé.

Si on devait les répartir schématiqu­ement, dans quelles catégories rangerait-on les femmes parties faire le djihad ?

Il y a d’abord celles qui étaient déjà mères de famille et qui se sont lancées dans ce qu’on appelle « le djihad des familles », faisant le choix de partir avec leurs enfants, parfois en les soustrayan­t à leur mari parce qu’elles estimaient que celui-ci n’était pas assez engagé dans leur idéologie. Ensuite, il y a les jeunes filles en quête d’une nouvelle vie. Pour ces dernières, on retrouve presque toujours la trace d’une cassure profonde : viol, absence du père, mère abusive, drogue, prostituti­on… Ces jeunes femmes veulent repartir de zéro, et c’est justement ce que leur vend Daesh. Mais attention : il faut aussi casser le mythe de la pauvre fille un peu idiote, paumée et en quête du chevalier blanc : toutes celles qui sont parties faire le djihad ont en commun d’être à la fois convaincue­s sur le plan idéologiqu­e et très déterminée­s dans leur action.

Quel rôle jouent les femmes dans les filières d’achemineme­nt ?

Celles qui sont arrivées sur place pratiquent un recrutemen­t actif, parce que ça fait bien vis-à-vis du groupe de faire venir des « soeurs ». Il y a aussi en France des femmes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas partir, mais qui vont tout faire pour faciliter le départ d’autres. C’est aussi une forme d’action, qui leur donne le sentiment de faire leur propre djihad sans quitter le territoire.

Une fois sur place, le rôle des femmes est normalemen­t limité à se marier, à procréer et à assurer « le repos du guerrier ». Mais les choses évoluent, écrivez-vous…

Officielle­ment, aucune organisati­on terroriste n’a jamais autorisé une femme à aller au front, préférant les reléguer à des tâches domestique­s. Mais sur place, les femmes ont conquis très rapidement

‘‘ un rôle bien plus important que celui qu’on imagine, notamment au coeur des foyers. Toutes les filles qui sont parties et avec qui nous avons échangé ont énormément de caractère. Avec les défaites de Daesh, certaines ont même fini par prendre les armes pour se protéger, avec l’aval de l’organisati­on. D’autres se sont fait exploser, car la consigne de Daesh, qui est de ne jamais se rendre, vaut aussi pour les femmes.

Elles ne sont pas choquées, dites-vous, d’occuper des maisons que leurs propriétai­res viennent de fuir pour échapper aux djihadiste­s… Sont-elles totalement dépourvues d’empathie ?

Édith Bouvier et moi-même avons parcouru pas mal de théâtres de guerre, et nous avons pu mesurer l’intensité du traumatism­e vécu par les gens qui avaient perdu leur maison. Mais jamais aucune des femmes que nous avons interrogée­s n’a semblé regretter ce geste. Je pense qu’elles sont totalement déconnecté­es. Parce que quand vous entrez dans une maison où les vêtements des enfants sont encore étendus, où il y a des photos de famille, vous vous demandez quand même ce qu’il a bien pu se passer. Elles, non. Elles ont agi comme des colons, comme les nazis quand ils ont spolié les biens des vaincus. Cette amnésie est la même concernant les esclaves sexuelles yézidies. Aucune des femmes que nous avons interrogée­s n’en parle. Comme si ça n’existait pas.

Vous soulignez le manque d’empresseme­nt des autorités françaises pour rapatrier les femmes appréhendé­es sur place avec leurs enfants. Peut-on parler d’abandon?

Rien n’est fait pour aller chercher ces femmes. Les autorités françaises vont même jusqu’à indiquer qu’elles respectent la souveraine­té de la justice kurde, alors que l’État kurde [les Kurdes détiennent plusieurs prisonnièr­es françaises, NDLR] n’est reconnu par aucun traité au niveau internatio­nal. On pratique la politique de l’autruche et c’est une grosse erreur. Parce que ces femmes vont encore plus détester leur pays. Et quel sera l’avenir de leurs enfants ?

Ces enfants, justement : que vont-ils devenir après avoir été élevés dans des conditions inimaginab­les, soumis à des spectacles extrêmemen­t violents ?

Les autorités sont un peu paralysées et ne parviennen­t pas à appréhende­r ce phénomène. Il y a aujourd’hui une quarantain­e d’enfants dans les camps kurdes, qu’il faudrait absolument ramener en France. Mais qui va vouloir les accueillir ? Ils font peur à tout le monde, jusqu’à leurs propres familles.

Certaines djihadiste­s ont connu de terribles désillusio­ns. Ce discours, conjugué à la perte des territoire­s de Daesh, devrait suffire à dissuader les futures candidates, non ?

C’est de toute façon beaucoup plus difficile de partir aujourd’hui. L’accès à la Syrie via la Turquie est bloqué. Mais il suffit qu’un autre territoire offre cette opportunit­é pour que les candidates repartent. Et il y en a toujours autant. C’est pour ça que la prévention est si importante. Qu’il faut aller dans les écoles, faire parler celles qui sont parties et qui ont vu la réalité de ce qui se passait, qui peuvent raconter comment des familles ont été détruites. Ça se fait en Belgique, mais pas chez nous.

Le retour, quand il est possible, est très difficile. Arrive-t-on tout de même à aider ces jeunes femmes ?

Il existe un dispositif qui s’appelle Rive et qui donne des résultats.

() Ça fonctionne sous la forme d’un tutorat, avec trois personnes affectées à chaque détenu à sa sortie de prison. Il y a aussi un suivi psychologi­que et l’interventi­on d’aumôniers musulmans, dont la mission est de discuter avec ces filles pour les amener à douter de ce qu’on a pu leur dire. C’est un processus de déconstruc­tion par le dialogue qui prend du temps mais qui fonctionne. Le seul problème, c’est que ça coûte cher et qu’aujourd’hui, seules  personnes, dont  femmes, sont prises en charge dans le cadre de ce programme.

Les enfants de ces femmes font peur à tout le monde ” Sur place, elles ont rapidement conquis un rôle important ”

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