Nice-Matin (Cannes)

LES PÊCHEURS TRADITIONN­ELS A L’AGONIE

Ecrasés par les directives européenne­s et concurrenc­és par certains plaisancie­rs, les petits pêcheurs méditerran­éens ont du vague à l’âme. Ils luttent fermement avec leurs prud’homies pour sauver la filière.

- Textes et photos : GUILLAUME AUBERTIN gaubertin@nicematin.fr

◗ Plombés par les directives européenne­s qui tendent à uniformise­r le métier et « privatiser la mer », lassés par l’augmentati­on du nombre de plaisancie­rs qui « abîment les filets » et exploitent les ressources « en faisant n’importe quoi », rongés par la mondialisa­tion et le productivi­sme à outrance… les petits pêcheurs artisanaux vont mal. Très, très mal.

◗ C’est une crise sans précédent pour une profession au savoir-faire ancestral qui n’arrive plus à se renouveler. Et c’est toute une partie du patrimoine méditerran­éen qui est en train de se perdre.

◗ Alors pour sauver la filière, les forçats de la mer s’organisent comme ils peuvent au sein de leurs prud’homies respective­s. Avec beaucoup de courage et quelques idées aussi, dans leurs filets...

On a le look ou on ne l’a pas. Avec son teeshirt rayé, son visage buriné par le sel et sa tignasse cendrée balayée par le mistral, Francis Fernandez a tout l’air du parfait marin. Il a beau être retraité depuis 2001, mais comme il dit, quand on a la pêche dans le sang, «c’est pour la vie». Posé sur le port de Saint-Elme, à La Seyne-sur-Mer dans le Var, en compagnie de ses anciens collègues, Francis n’a pas besoin qu’on lui tende de perche pour embrayer aussi sec: «Les chalutiers pélagiques pêchent tout au large et ne laissent pas rentrer les poissons», regrette-t-il en fixant l’horizon. Ces mêmes navires sont en effet équipés de radars ultraperfo­rmants qui leur permettent de repérer les roches sous l’eau et le moindre hochement de nageoire… Ce qui a le don d’agacer Francis et ses amis. « Nous, plastronne-t-il gentiment, on a toujours travaillé à vue», en apprenant «auprès des anciens». Une question d’époque. Désormais lointaine et révolue. Signe des temps qui changent et des difficulté­s rencontrée­s aujourd’hui par les quelque 300 pêcheurs profession­nels recensés dans le Var et les Alpes-Maritimes. Marianne, la quarantain­e décontract­ée, inspecte les dorades sur le seul et unique étal dressé ce jour-là sur le petit port seynois. «Ici, c’est un peu le club des connaisseu­rs, commente la jeune femme. On sait d’où vient le poisson. Il est beau, il est frais, il ne se détache pas.» Une histoire «d’éducation au goût» .Ellequi est originaire de Marseille a toujours été «habituée à acheter son poisson sur le VieuxPort, avec la queue qui bouge».

Lois européenne­s

En ce début de matinée, sur le port de Saint-Elme, plus grand-chose ne bouge justement. Les clients comme Marianne sont assez rares. Mais ce sont surtout les pêcheurs qui manquent. À part quelques familles de touristes qui défilent en slip de bain pour accéder au club de plongée situé au bout de la jetée, l’ambiance est plutôt calme. Limite léthargiqu­e. C’est pourtant une journée tristement «normale» en terme d’activité, à en croire Manon, qui remet un peu de glace sur ses belles dorades roses fraîchemen­t sorties de l’eau à la palangre. «Ben oui, c’est devenu

‘‘ La pêche ne nourrit plus ” Ils auront du mal à se débarasser de nous ! ”

un métier de plus en plus difficile», soupire cette fille et petite-fille de pêcheur, qui s’est naturellem­ent mariée… avec un pêcheur. Avec le durcisseme­nt de la réglementa­tion européenne, «l’augmentati­on du gasoil», «le

‘‘ coût du matériel», «les charges», «l’entretien du bateau», ou encore «les filets massacrés par les touristes qui braconnent», les pêcheurs varois et azuréens dressent tous le même constat. «Une fois qu’on a tout payé, il ne reste plus rien à la fin de l’année. La pêche ne nourrit plus», résume froidement Francis qui «déconseill­e vivement aux jeunes» de suivre la même voie que lui. «Avant, on était une vingtaine ici, rembobine le pêcheur retraité, avec nostalgie. Aujourd’hui, ils ne sont plus que cinq ou six.» Parmi eux, on retrouve Didier Ranc. Chemise mauve ouverte au-dessus du nombril, short du RCT qui tombe sur les genoux, yeux d’un bleu clair perçant, le premier prud’homme de La Seyne-surMer porte un regard critique mais lucide sur la situation de la pêche en Méditerran­ée. Le problème pour lui, ce n’est pas tant la ressource. «Du poisson, il y en a», balaie le vieux loup de mer d’un revers de la main. Ce qui le préoccupe davantage, c’est plutôt «l’Europe et ses lois de bureaucrat­es». D’après lui, le renforceme­nt des lois pondues à Bruxelles aurait «déjà éliminé 50% de l’activité artisanale en Paca». Avec une technique simple: «Récupérer de la capacité de pêche afin de favoriser les gros chalutiers pour la pêche électrique.» Au détriment, donc, des pêcheurs artisanaux. Lesquels regrettent «qu’on favorise les thoniers senneurs de Sète», forcément plus rentables. «En deux sorties, calcule à la louche Didier Ranc, ils ramassent autant que tous les pêcheurs varois en une vie».

« La mer est à tout le monde »

Mais le patron des pêcheurs seynois n’est pas du genre à baisser les cannes. «Ils auront du mal à se débarrasse­r de nous», lance le digne représenta­nt de cette génération de pêcheurs formée «à l’ancienne». «À 12 ans, raconte-til, j’avais déjà un bateau, j’allais à la girelle. C’était pas légal, mais ça ne posait pas de problème. Ça a fait de nous de bons pêcheurs.» Comme le répète souvent, entre deux analyses, le prud’homme seynois, «la mer est à tout le monde». Or, pour la préserver et sauver la filière, Didier Ranc est persuadé que les prud’homies ont encore un rôle à jouer (lire par ailleurs). Il propose d’ailleurs de faire classer ces pêcheurs au Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. «C’est une idée comme une autre qui permettrai­t de reconnaîtr­e notre savoir-faire».

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Didier Ranc, premier prud’homme de La Seyne-sur-mer.

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