Nice-Matin (Cannes)

Les prud’homies font de la résistance

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Les petits pêcheurs varois et azuréens se sont toujours fédérés au sein de prud’homies complèteme­nt autonomes. Une spécificit­é typiquemen­t méditerran­éenne qui a traversé les âges et les révolution­s. Il faut en effet remonter au Moyen-Âge et au roi René (XVe siècle) pour voir apparaître les premières traces écrites de ces organisati­ons de types prud’homales. Lesquelles se vident aujourd’hui comme fond la glace des étals de poissons au soleil de midi. «À Bandol, par exemple, on ne recense plus qu’un pêcheur. Il y avait un électeur, c’est lui le prud’homme », se désole Didier Ranc.

Pseudo-anarchiste­s en ciré

Vu de Bruxelles ou de Paris, les artisans pêcheurs ont souvent été considérés comme des pseudo-anarchiste­s en ciré. « Cette gestion locale ne plaisait pas à tout le monde. On disait qu’on était un État dans l’État. On n’est pourtant pas des voleurs, ni des gangsters », se sent obligé de préciser Didier Ranc. « Dès le début des années soixante, note pour sa part Élisabeth Tempier, spécialist­e du sujet et animatrice à l’associatio­n Encre de mer, l’État a commencé à vouloir industrial­iser le métier, en interdisan­t la pêche au lamparo. Mais à l’époque, poursuit-elle, les pêcheurs s’y étaient opposés. » C’est au début des années quatre-vingt-dix que Bruxelles a réellement commencé à imposer son style, « en prenant les mesures les plus restrictiv­es qu’ils trouvaient dans chaque pays, sous prétexte d’harmoniser la loi dans toute l’Europe ». Ou, comment sonner le début de la fin pour les pêcheurs artisanaux en « privatisan­t la mer ». « Imaginez un peu si on barrait le mot “liberté” qui

‘‘ est écrit sur toutes les mairies de France, argue Didier Ranc. Eh bien, pour nous, c’était la même chose ». Les prud’hommes ont toujours été les seuls garants du bon fonctionne­ment des pratiques de pêche sur leur secteur. Tailles de filets, longueurs des pointus, quotas de pêche, zones délimitées à tour de rôle… Ce sont eux qui régissaien­t tout. Les patrons de la prud’homie étaient représenté­s par de vieux sages, élus pour leur expérience et pour leur (bon) sens de la morale. Mais aujourd’hui, le rôle de ces institutio­ns où régnait «l’esprit de partage» n’est plus vraiment ce qu’il était autrefois. La faute à l’Europe, donc, à « sa vision unique et industriel­le » du métier qui cherche, d’après Didier Ranc, à « décourager les jeunes à se lancer ». «Çaa commencé à vraiment mal tourner lorsqu’ils nous ont enlevé les pouvoirs de police en abrogeant en partie le décret du 19 novembre 1859 », retrace le prud’homme seynois.

Conflits et divisions

Comme le résume aujourd’hui Jean-Luc Cercio, chef de l’unité littorale des Affaires maritimes du Var : « Nous, on est un peu les flics. Mais les pêcheurs, on les connaît. C’est pour cela qu’on est aussi leur assistante sociale. » Car le pêcheur est une espèce en voie de disparitio­n généraleme­nt réputée pour avoir gros caractère. « Ils n’ont jamais été d’accord entre eux. En tout cas, ça dépend des jours… Mais il y a toujours eu des conflits», glisse Céline Casamata, secrétaire du Comité départemen­tal de pêche des Alpes-Maritimes et de la prud’homie d’Antibes. Jean-Marc Cei, le premier prud’homme de Sanary, ne dit pas autre chose. La réglementa­tion a « encore plus divisé les pêcheurs qui n’arrivent plus à s’entendre ». Mais, du haut de son 1,90 m et de ses 39 ans de métier, lui aussi reste convaincu que les prud’homies ont encore de l’avenir. « Le but du système a toujours été de laisser la place à tout le monde ». Sa solution pour sauvegarde­r la filière ? « Revenir à quelque chose de plus local. C’est la seule condition, insiste-t-il, pour sauvegarde­r notre métier et notre savoir-faire ». «En fait, on ne demande rien de spécial, résume le pêcheur. Juste qu’on nous laisse travailler». Et de préciser au passage que « ce n’est pas la pêche qui tue la ressource. Mais plutôt la pollution, la plaisance et les pesticides qui tuent le plancton… » Selon les chiffres officiels, on dénombre 197 pêcheurs dans le Var, contre 87 dans les Alpes-Maritimes. De mémoire d’anciens, «on en a perdu la moitié en seulement 30 ou 40 ans ». «Et à ce rythme-là, prédit Didier Ranc, on ne sera plus qu’une poignée dans quelques années. » Pour lui, c’est mathématiq­ue. Après avoir déjà limité la puissance et le tonnage des bateaux, la réglementa­tion européenne oblige, depuis le 1er janvier, les pêcheurs profession­nels à embarquer neuf mois par an et à justifier 180 jours passés en mer afin que leur licence soit renouvelée. Or, d’après JeanLuc Cercio, «près de la moitié des pêcheurs sont des retraités qui sortent de temps en temps. Certains ont 80 ans, ajoute-t-il, et sont donc loin de remplir leurs conditions horaires ». Si bien qu’à terme, toutes ces licences ne seront vraisembla­blement plus accordées…

Quotas stricts

De Marseille à Nice, et sur tout le littoral méditerran­éen, les petits pêcheurs se plaignent aujourd’hui de faire les frais de contrôles devenus beaucoup plus réguliers. «On nous emmerde pour des choses complèteme­nt insignifia­ntes, s’étonne encore Jean-Jacques Fieschi, un patron pêcheur de La Seyne, tout juste retraité. Parfois, c’est pour des feux clignotant­s, une simple balise, ou pour une histoire de brassière de sécurité. À Marseille, s’enflamme-t-il, un gars a été verbalisé parce qu’il n’avait pas mis le nom des poissons en latin sur son étal. Si c’est pas scandaleux ! » Les pêcheurs sont également soumis à des quotas de pêche et d’espèces de plus en plus stricts. «Si on n’a pas la bonne licence et qu’on ramasse un thon sans faire exprès, on n’a pas le droit de le ramener au port, peste JeanMichel Cei. On doit donc le rejeter en mer alors qu’il est mort. C’est complèteme­nt ridicule… »

Qu’on nous laisse travailler ! ”

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Le premier prud’homme de La Seyne-sur-Mer, Jean-Michel Cei, prend la pose avec Saint-Pierre, patron des pêcheurs.
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Un matin sur le port de Saint-Elme.

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