Affaire Rybolovlev-Bouvier : le marchand règle ses comptes
Yves Bouvier rompt le silence. Ce marchand avait cédé à Dmitri Rybolovlev une quarantaine de chefs-d’oeuvre. Dont un Léonard de Vinci récemment revendu pour 450 millions de dollars
Les procès qui l’opposent depuis 2015 au milliardaire russe Dmitri Rybolovlev, par ailleurs propriétaire de l’AS Monaco, défraient régulièrement la chronique. Parce qu’ils portent sur des millions de dollars. Éclaboussent l’élite du marché de l’art. Et font se craqueler un vernis derrière lequel, en toute discrétion, des trésors du patrimoine mondial se négocient comme de vulgaires voitures d’occasion. Dans ce monde feutré où l’art est autant un instrument de pouvoir qu’un objet de délectation esthétique, les manières d’Yves Bouvier peuvent choquer. Ses marges, surtout. En une dizaine d’années, ce Suisse, aujourd’hui résident singapourien, a cédé à l’oligarque une quarantaine de pièces. Dont le fameux Salvator Mundi, attribué à Léonard de Vinci et adjugé le 15 novembre 2017 chez Christie’s. Où l’enchère record de 450,3 millions de dollars a fait de ce Christ rédempteur le tableau le plus cher de tous les temps. Quatre ans auparavant, Bouvier l’avait cédé pour 127,5 millions de dollars à son client. Empochant au passage une plus-value de près de 45 millions. Rybolovlev a lui-même réalisé une belle opération. Ce qui n’a pas pour autant levé ses griefs sur le fond. Il réclame 380 millions de dollars à Sotheby’s, qu’il soupçonne de complicité dans l’escroquerie dont il aurait été la victime. Au total, le collectionneur estime avoir été floué d’un milliard par Bouvier. Entre les deux hommes, c’est la guerre. Le 5 septembre dernier, le Premier procureur de Genève a classé la procédure dirigée contre l’homme d’affaires russe et son avocate, qui tous deux avaient été mis en examen pour tentative de corruption dans le cadre de la procédure de divorce de Rybolovlev. En retour, une plainte a été déposée contre Bouvier pour dénonciation calomnieuse, alors que ce dernier n’était pas plaignant, mais témoin. Le 1er octobre, soit moins d’un mois plus tard, le même magistrat la classait, indiquant que les faits portés à la connaissance de la justice « n’étaient pas faux ». La rancune est tenace. Bouvier pesait un milliard, ses actifs n’en vaudraient plus que le dixième. Sa réputation anéantie, il ne vend plus aucune oeuvre alors que son chiffre d’affaires, pour cette seule activité, tournait autour de 500 millions chaque année. «J’étais l’un des plus gros dealers d’art au monde, résume-t-il. Aujourd’hui, à cause de cette affaire, je suis un paria. Blacklisté de tous les côtés. »
Où en êtes-vous sur le fond ?
Je suis toujours attaqué à Monaco, j’ai fait une demande de nullité. Lui, essaie de me présenter comme son mandataire. C’est-à-dire comme un courtier touchant une commission sur la vente de tableaux. Je plaide le contraire. Dès les premières transactions, ses avocats ont rédigé des contrats de vente. Je signais donc en qualité de vendeur, et c’est toute la différence. Je prenais une marge tout en facturant divers services administratifs et vérifications nécessaires : le transport et l’assurance des oeuvres, leur restauration ou les copies qu’il souhaitait exposer. Et dans ce commerce entre deux sociétés offshore, je faisais office de garant à titre personnel.
Votre client savait ces détails ?
Comme je ne parle pas un mot de russe et lui pas un mot de français, son directeur et administrateur, M. Sazonov, établissait avec leurs avocats les contrats. Au fond, qu’est-ce que j’ai contre moi dans le dossier ? Sur e-mails, j’en ai vingt qui sont des arguments commerciaux, disant en résumé que le propriétaire n’était pas d’accord sur le prix et qu’il fallait revoir l’offre à la hausse. Si vous entrez dans un garage pour acheter une Ferrari d’occasion à euros, le vendeur vous proposera vraisemblablement de négocier une remise auprès du propriétaire de la voiture. Même chose avec l’immobilier : quand vous présentez votre appartement, vous dites avoir un autre acheteur potentiel. Ce n’est pas du mensonge, c’est une technique commerciale.
Toutes les oeuvres faisaient donc l’objet d’un contrat commercial ?
Les cinq premières, oui. Par la suite, il s’agissait à chaque fois d’une facture de vente. Lui, avant de me connaître, avait acheté pour plusieurs millions un Chagall. Quand il est venu le chercher dans mes locaux, au port franc de Genève, il n’avait pas de certificat d’authenticité. Convaincu de s’être fait escroquer, il était très énervé. Je me suis présenté, nous avons discuté et, quinze jours après, je lui procurais le document. C’était en , début de notre relation. Je lui ai proposé, pour les transactions à venir, de m’occuper de tout. Ce que j’ai fait pour le Van Gogh, en négociant les conditions en tant que vendeur. Ce tableau, je l’avais acheté moins cher. Ce qui
‘‘ est le cas de tous les marchands. Je le lui ai même vendu deux fois: je l’avais repris en déduction d’un Toulouse Lautrec et, six mois après, il a voulu me le racheter. Plus cher. Évidemment, ce sont de gros montants et cela peut choquer les gens. Mais les marges que je faisais avec lui étaient en moyenne de %. Comme avec d’autres clients. Alors oui, mes sociétés commerciales ont gagné de l’argent. C’est le contraire qui aurait été aberrant.
Il vous reproche d’avoir simulé une négociation avec un vendeur alors que vous étiez déjà en possession de l’oeuvre…
Oui, sur le Léonard de Vinci. Dans la mesure où c’est ma société qui vendait, il n’avait pas à connaître la marge. Je n’allais quand même pas lui dire que c’était facile et que j’avais négocié en deux minutes ! J’ai donc expliqué que j’avais dû me battre pour avoir le Vinci, ce qui, encore une fois, était un argument commercial. Ce tableau, il l’a obtenu au prix qu’il était prêt à donner. Et il a confirmé son accord. Je le lui ai vendu , millions de dollars, je l’avais payé . Mais trois mois auparavant, il lui avait été présenté sur photo, par un tiers, au prix de millions. Il m’avait consulté, je lui avais répondu que je pensais pouvoir lui vendre moins cher. J’ajoute qu’à cette époque, cette peinture était litigieuse. Très largement restaurée, seule la main droite étant d’origine. Pour moi, ce n’était pas un bon investissement, même si je passe pour un imbécile en disant cela aujourd’hui, puisque c’est devenu le tableau le plus cher du monde.
Dans quelles conditions lui avez-vous vendu ce Vinci?
Je suis allé à son penthouse, à New York, avec ce tableau dont Sotheby’s avait le mandat de vente. Malgré tout, j’ai réglé les millions avant de le lui céder. Lui, dit qu’il aurait dû le payer au prix que j’ai versé à Sotheby’s. Il fait aussi à Sotheby’s des reproches sur des estimations d’assurance qu’il avait demandées pour obtenir auprès des banques du cash contre des oeuvres en consignation. Quand j’ai été arrêté à Monaco, on a retrouvé sur ma clé USB des PDF de ces estimations. Or, un PDF est composé de plusieurs fichiers où l’on trouve notamment le logo de l’entreprise. Si bien qu’il a affirmé que j’avais fait, moi, des faux.
Rybolovlev était-il votre ami ?
Comment être ami avec quelqu’un qui ne parle pas votre langue ? Je suis allé une fois en vacances, trois jours à Hawaï, mais comme on va voir un bon client. Entre nous, il s’agissait de relations d’affaires. J’ai dû vendre mille pièces dans ma vie. Dont à Rybolovlev, y compris deux petites choses, façon de parler, comme un petit meuble à millions. Mais un exemple : je lui ai proposé un tableau à millions qu’il a refusé et que j’ai vendu à un autre pour millions.
Comment choisissait-il ?
Si je dois lui reconnaître une qualité, c’est qu’il a un bon oeil. Capable, parmi trois oeuvres, de prendre la meilleure. Ce n’est pas donné à tout le monde. Il avait quand même acheté Les Noces de Pierrette, de Picasso, un Klimt magnifique et un Rothko incandescent, car toujours conservé dans la pénombre. Tableau qui a d’ailleurs été choisi pour la couverture du catalogue raisonné.
Pourquoi a-t-il voulu revendre ?
Il sait que j’ai bien gagné ma vie, ce qui est normal. Il sait aussi qu’il n’a pas fait de mauvaises affaires. En raison, selon lui, de difficultés financières, mais à mon avis pour me punir d’avoir refusé de m’impliquer dans son divorce, il m’a demandé de revendre l’essentiel de sa collection en un mois. C’était désastreux. Dans ce marché, il ne faut surtout pas donner le sentiment que l’on a besoin de vendre. Et il a multiplié les erreurs. En renonçant, par exemple, à prêter le Magritte pour de grandes expositions, de peur qu’il ne soit mis sous séquestre. En s’obstinant à passer aux enchères un Greco alors qu’il fallait une vente de gré à gré, les acheteurs étant très peu nombreux. Ou en racontant partout, quand j’ai été placé en garde à vue à Monaco, qu’il avait payé sa collection deux fois le prix. Comment revendre après cela ? Je lui avais suggéré un plan marketing, il a fait tout le contraire.
Ce n’est pas du mensonge, c’est une technique commerciale”