Nice-Matin (Cannes)

Attaque du Tribal Kat : l’autre côté du miroir

Me Élise Arfi a défendu l’un des pirates somaliens impliqués dans la mort du skipper varois Christian Colombo en 2011. L’avocate parisienne livre un récit choc de son expérience

- PROPOS RECUEILLIS PAR ERIC MARMOTTANS emarmottan­s@nicematin.fr

Un témoignage saisissant. Me Élise Arfi a défendu Fahran Abchir Mohamoud, le plus jeune des pirates somaliens impliqués dans l’assaut du Tribal Kat, ce catamaran à bord duquel un couple de Varois réalisait un tour du monde. Christian Colombo avait été tué, tandis que son épouse était prise en otage (lire cidessous). Dans son livre Pirate n°7, l’avocate décrit les conditions dans lesquelles son client, devenu schizophrè­ne, a été projeté dans la procédure française – égratignan­t le système judiciaire et carcéral –, et la relation «quasiment maternelle » qu’elle a nouée.

Dans votre récit, on découvre un tableau noir du milieu carcéral – votre client a même subi une interventi­on chirurgica­le lourde à son insu… Que faut-il changer dans le système ?

Je suis en train de me rendre compte que mon livre a une portée politique que je n’entendais pas lui donner. C’est un récit qui est avant tout une expérience personnell­e. Évidemment, je suis avocate, je pratique, donc forcément la question de la procédure pénale et du système pénitentia­ire se manifeste dans l’exercice quotidien de ce métier. (...) Il n’y avait pas de fatalité dans ce qui est arrivé à Fahran. Il y a eu des comporteme­nts individuel­s, il y a le problème de la surpopulat­ion carcérale, et le fait que l’on confond la prison avec l’hôpital psychiatri­que. Les surveillan­ts sont confrontés à des situations très dures avec des gens qui ont des troubles mentaux.

On a l’impression que vous déplorez le fait que les pirates somaliens ont été emmenés en France…

Oui, c’est déplorable, il y a déjà eu des procès de Somaliens en France. Il y avait le recul nécessaire pour savoir que l’on avait réduit des gens à la folie et qu’à l’issue, ça donnait des procès lamentable­s, de vrais fiascos judiciaire­s, avec des victimes qui n’auront jamais les explicatio­ns qu’elles attendaien­t. Des années après les faits, on juge des gens bourrés de médicament­s, qui ont beaucoup de difficulté­s à s’expliquer. Dans le cas de mon client, il était vraiment à bout. Ce livre, c’est une réflexion que je mène avec le lecteur: à quelle justice est-on parvenu avec tout ça ? Je comprends l’idée selon laquelle les auteurs d’actes graves, avec des ressortiss­ants français victimes, doivent être jugés et sanctionné­s. Je le comprends d’un point de vue philosophi­que, sauf que d’un point de vue pratique, cela a conduit à des catastroph­es humaines.

Vous expliquez que vous avez été plus qu’une « simple » avocate. L’empathie n’est-elle pas déconseill­ée dans votre métier ?

Bien sûr. En réalité, mon client avait un besoin d’attention, de contact humain et de bienveilla­nce outrepassa­nt largement le rôle de l’avocat qui doit avoir beaucoup de recul. Mais là, ça a été un cas particulie­r puisque j’avais face à moi quelqu’un qui répétait qu’il voulait mourir, qui était victime d’un certain nombre de maltraitan­ces. J’ai été happée dans cette relation, je n’ai pas eu beaucoup de choix. Je pense qu’il serait mort si je n’avais fait ce que j’ai fait. Vivre, pour lui, c’était avoir de l’espoir et cet espoir, il n’y avait que moi qui pouvais lui donner. Généraleme­nt, les clients dont nous nous

‘‘ occupons ont un entourage, une famille. Lui n’avait rien. Il avait quatre murs et son avocat.

Au final vous avez obtenu une peine moins sévère (six ans) que celle requise par l’accusation (vingt ans). Le système n’est donc pas si mal fait ? Oui, heureuseme­nt il y a une justice. Cette justice, c’est celle qui est rendue par les jurés populaires. Face à ce que j’ai décrit de l’histoire de mon client, ils ont considéré que cette peine de six ans était suffisante. C’est pour ça que je suis avocate et que je suis fière de l’être. Au-delà des questions juridiques, mon récit est plein d’espoir et d’optimisme. Il montre que les gens peuvent changer en bien, que des situations peuvent s’arranger, que des combats peuvent être gagnés – y compris quand ils ont été perdus au départ.

Pirate n°  permet d’humaniser votre client, en revanche vous prenez soin de ne pas nommer les victimes, ni même le nom de leur bateau. Pourquoi ce choix ?

Je n’ai jamais eu la prétention d’écrire sur cette affaire, j’écris uniquement sur ma relation avec mon client. Je ne me permettrai­s pas de prendre le risque de blesser les victimes. Ma démarche, c’est de décrire un huis clos entre un avocat et son client (...) Le livre n’a pas vocation à refaire le procès ou à faire parler des gens qui ne m’ont pas demandé mon avis. Je me mêle de ce qui me regarde.

Néanmoins, vous commentez le risque qui aurait été pris par les victimes…

J’assume, je l’ai dit en audience, je n’ai pas à me cacher derrière mon petit doigt. C’est mon opinion. Je pense aussi qu’il y a eu une confrontat­ion entre deux mondes qui ne devaient pas se rencontrer. Dans ce procès, c’est la situation des Somaliens face à celle des Français qui cherchent justice auprès de leurs tribunaux. C’est légitime, mais en réalité on se rend compte que l’on ne juge ni des pervers, ni des gens diabolique­s. Ce sont des pauvres gars qui viennent du fin fond de l’Afrique, qui n’ont rien à manger.

Vous dites aussi que les procès ne sont pas faits pour les victimes ?

Je vois bien qu’énormément de victimes sont déçues par la justice, elles n’ont pas ce à quoi elles s’attendaien­t. Elles ne comprennen­t pas, parce que pour elles, c’est « leur » procès, leurs souffrance­s. Mais les gens arrivent à l’audience et se rendent compte que c’est le procès des accusés. On va s’intéresser à leur vie, à leur enfance. Souvent, les victimes se sentent spoliées, dépossédée­s de ce que leur est arrivé. Si, pour les victimes, au passage c’est un exorcisme tant mieux, mais en fait, on se rend compte que le procès pénal n’a pas cette vocation. Ça n’est pas organisé pour, d’ailleurs une victime ne peut pas faire appel d’une peine.

Êtes-vous toujours en contact avec Fahran?

Je le suis toujours, mais différemme­nt. À l’extérieur, je sentais que j’avais atteint mes propres limites, je ne pouvais plus continuer de lui apporter tout ce que je lui ai apporté auparavant. Je voulais qu’il se prenne en main. Je savais que si je continuais avec lui à être dans une relation quasiment maternelle, je ne l’aurais pas aidé. Il aurait été un assisté.

Comment va-t-il ?

Il va aussi bien que possible. C’est quelqu’un qui a complèteme­nt changé, il a des amis, il parle français. Je ne souhaite pas trop l’exposer parce que je sais qu’il peut y avoir de la vindicte qui s’abat sur lui, j’ai déjà reçu des insultes sur les réseaux sociaux.

Il serait mort si je ne l’avais pas aidé ” Des insultes sur les réseaux sociaux ”

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(Photo DR / © Olivier Rimbon Foeller)
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Pirate N°7. Élise Arfi. Éditions Anne Carrière. 250 pages, 18 euros.

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