Nice-Matin (Cannes)

La ville de Bra veut rendre ses habitants plus heureux

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À50 km au sud de Turin, dans le Piémont italien, Bra s’est fixé comme cap le bonheur de ses habitants. Quels leviers la cité actionne-t-elle pour s’attaquer aux maux urbains ? Comment a-t-elle réussi sa transforma­tion ? Nous sommes partis en reportage de l’autre côté de la frontière, à la rencontre des habitants de cette ville piémontais­e où l’on prend le temps de vivre.

La brume matinale se dissipe dans la plaine du Pô. Perchée sur sa colline, Bra se détache avec au loin les cimes enneigées des Alpes. En ce vendredi matin, voitures et camions s’agglutinen­t aux entrées de cette cité piémontais­e de 30 000 habitants. En plein coeur de la région viticole des Langhe, en Italie, Bra n’a pas échappé aux maux des villes. Circulatio­n dense, pollution, délitement du lien social, fermeture de commerces…

À la fin des années 1990, la commune a cherché comment y remédier. Amorcée avec la création du réseau des « Citta slow », ces « villes lentes qui prônent une philosophi­e du bien-être urbain » ,la mutation porte aujourd’hui ses fruits. Bra a « ralenti ». Apaisé son coeur historique qui bat désormais à un autre rythme.

Via Vittorio Emanuele II, actifs, retraités, étudiants se croisent. Se saluent d’un « ciao ». S’arrêtent pour échanger quelques mots sur la pluie, le beau temps, la famille... Certains se posent en terrasse, histoire de poursuivre la discussion autour d’un café.

L’escargot comme emblème

Le long de la principale rue piétonne de Bra, bat le pouls de cette « citta slow ». Une ville qui a décidé, il y a près de 20 ans, de lever le pied, de réduire la circulatio­n automobile. Pour le bien-être de ses habitants. Elle affiche avec fierté l’escargot, emblème des villes lentes.

Et pourtant. Quand les voitures ont été chassées de cette artère commerçant­e, des voix se sont élevées.

« Il y avait des inquiétude­s : certains craignaien­t de voir leurs clients, habitués à faire leurs courses en voiture, déserter leur commerce », se souvient Federico, patron de la pâtisserie salon de thé Converso. Aujourd’hui, difficile de trouver des détracteur­s à la piétonnisa­tion du centre historique. « On a plus de clients qu’avant, pointe Federico, mais au-delà de ça, on a créé ici de nouvelles opportunit­és pour les habitants de sociabilis­er, d’échanger. C’est très positif. » Poignée de main énergique, sourire aux lèvres, Bruna Sibille maire de Bra, détaille comment la ville a avancé sur l’aménagemen­t d’espaces piétons. À petits pas.

« Quand on est arrivé il y a 9 ans, il y avait 250 m de zone piétonne, on a multiplié ce chiffre par 7-8. Mais, nous l’avons fait très graduellem­ent, pour éviter tout risque de désertific­ation du centre-ville au profit de centres commerciau­x de périphérie. »

Petit à petit donc, les espaces piétonnier­s ont gagné du terrain dans le centre historique. Sans fragiliser le commerce. La commune a aussi veillé à créer des parkings de proximité où les automobili­stes peuvent laisser leur voiture. Comme Piazza Spreitenba­ch à deux pas de la via Vittorio Emanuelle II.

« Un nouveau parc de 80 places va être aménagé tout près du centre », annonce Bruna Sibille. Ça va dans la bonne direction, mais il y a encore beaucoup de circulatio­n et donc de travail. Changer les mentalités ça prend du temps. »

Ainsi, pour donner aux plus jeunes le goût de la marche, la ville a interdit l’accès en voiture aux écoles et mis en place des « pédibus ».

« Les parents laissent les enfants à une certaine distance de l’établissem­ent, et les écoliers finissent le trajet à pied, accompagné­s par des grands-parents, des volontaire­s. Ils prennent ainsi l’habitude de marcher, de parler entre eux, explique l’édile. C’est bon pour la santé et ça évite l’usage frénétique de la voiture. »

À pied, les habitants disent avoir redécouver­t leur ville. Comme Marcia, dynamique retraitée : « J’ai repéré des magasins que je n’avais jamais remarqués quand je circulais en voiture. En dix ans, le centre historique de Bra s’est métamorpho­sé. »

Les habitants et commerçant­s rencontrés sont unanimes : la ville s’est embellie. De jolies rues pavées ont été réaménagée­s, ornées de jardinière­s.

Et de nombreux bancs publics invitent les habitants à se poser, discuter. Comme ces deux lycéens. Corso Garibaldi, ils ont calé leur vélo contre une barrière et papotent avant de rentrer chez eux.

Des jardins partagés pour cultiver le lien social

Ralentir la ville, faire la place aux piétons, aux cyclistes, créer des zones qui favorisent les rencontres. À ces ingrédient­s, Bra a ajouté un soupçon de « retour à la terre », pour nourrir le vivre-ensemble.

« Nous avons eu l’idée de créer des jardins urbains parce que ça correspond à notre histoire agricole, poursuit Bruna Sibille. Quand j’étais enfant, ici tout le monde avait un potager. » Puis, les immeubles ont poussé en ville. Et les jardins se sont réduits à une jardinière accrochée au balcon.

La commune a décidé d’attribuer 120 lopins de terre aux habitants. « Ça permet aux gens qui vivent en appartemen­t de ne pas perdre la mémoire de ce qu’est le maraîchage, mais aussi d’économiser puisqu’ils peuvent consommer leurs propres légumes. » 100 % bio, c’est la règle pour bénéficier d’un carré de terre.

Au-delà de l’aspect financier, Bruna Sibille insiste sur les rencontres « potagères ». « Dans ces jardins, les gens s’entraident, se donnent des conseils pour mieux faire pousser

‘‘ On a multiplié les zones piétonnes par , mais très graduellem­ent”

tel ou tel légume et ainsi naissent des amitiés. Ils se retrouvent autour d’un barbecue partagé. »

Les enfants ne sont pas en reste, puisque des potagers ont été aménagés à côté des écoles. « Les anciens viennent leur apprendre à cultiver du romarin, du basilic, et toutes sortes de légumes. » Une production qu’ils retrouvent dans leurs assiettes à la cantine et contribue à une véritable éducation au goût.

Sur le campus de Pollenzo aussi, les étudiants plantent et font pousser des légumes. Au rythme des saisons. En périphérie de la ville, dans un décor somptueux de bâtiments en briques rouges, des étudiants du monde entier viennent apprendre à cuisiner. Dans le respect des produits du terroir.

S’inspirer de la philosophi­e « slow-food »

« La ville a su profiter de l’engouement pour

‘‘ La nature t’impose le bon rythme alors que la ville te pousse à courir”

‘‘ Le citoyen impliqué se sent faire partie d’un projet”

le slow-food qui attire de nombreux touristes ici, et s’inspirer de sa philosophi­e pour ralentir un peu le rythme frénétique des citadins », observe Marcia, retraitée. L’escargot rouge, emblème de ce mouvement gastronomi­que désormais mondial qui s’oppose au fast-food et valorise les produits de saison locaux, s’affiche d’ailleurs fièrement au balcon du siège social, via Vittorio Emanuele II.

Bra, longtemps dans l’ombre de sa voisine Alba, réputée pour la truffe blanche, s’est ainsi fait un nom. Touristes allemands, anglais, français se pressent à la table de l’osteria du « Boccondivi­no » où a été théorisé le slow-food, pour déguster les spécialité­s du terroir.

« La nature t’impose le bon rythme, alors que la ville te pousse à courir », philosophe Fermino Buttignol, président de la coopérativ­e qui gère le restaurant. Il suggère de renouer ce lien entre villes et campagnes qui a été rompu. Avec ses allures de vieux sage, il avoue son impuissanc­e devant des clients hyper-connectés. À s’empresser de partager leur soirée sur les réseaux sociaux, ils en oublient de se connecter aux sensations que pasta et vitello tonato envoient à leurs papilles gustatives.

Un véritable crime aux yeux de ce « pape du goût » qui dit l’urgence de mettre à distance « la technologi­e trop envahissan­te ». « La croissance, mais pour aller où ? » Avant de retourner en salle, il invite les citadins à « retrouver un rythme normal, pour mieux apprécier les bonnes choses. Et réfléchir ». En mairie, on avoue s’être inspiré de la philosophi­e du slow-food pour faire de Bra une ville où l’on prend le temps de vivre. C’est ce que Maria, étudiante, apprécie tout particuliè­rement. « Il y a une vraie qualité de vie ici, une conviviali­té basée sur la gastronomi­e. » Elle fait partie des quelque 400 étudiants de l’Université du goût qui contribuen­t à doper l’économie de la ville.

« On a vu la différence depuis l’ouverture du campus. Ils habitent à Bra, consomment. C’est très positif pour le commerce », pointe Federico. Très impliqué dans sa ville. Comme bon nombre d’habitants.

En effet, pour avancer sur le chemin de la « slow citta », la mairie a tenu à associer les citoyens. « On a cherché à créer les conditions favorables à l’émergence d’une démocratie participat­ive à l’échelle communale », note Bruna Sibille. Ainsi, des tables rondes organisées avec les représenta­nts de la commune permettent aux habitants de faire des propositio­ns. Qu’il s’agisse d’aménagemen­ts de pistes cyclables, de la mise en place de zones à trafic limité, de pédibus…

« Le citoyen impliqué se sent faire partie d’un projet. Alors que celui qui ne l’est pas, vit dans sa ville comme s’il était de passage, comme s’il était un étranger, pose Bruna Sibille. C’est primordial d’associer les habitants aux décisions. Et de veiller à ne pas laisser les plus fragiles au bord de la route. » Dans moins de quatre mois, Bruna Sibille raccrocher­a son écharpe tricolore. Son deuxième mandat de maire arrivera à terme et elle ne pourra donc pas se représente­r. Mais elle passera la main avec le sentiment d’avoir su garder le cap. « On a toujours veillé à ce que le bien-être des habitants soit la valeur essentiell­e et fondatrice, quels que soient les choix à assumer. La ville est plus belle, plus sûre, et j’espère plus agréable à vivre. De nouveaux commerces ont ouvert. »

Un modèle transposab­le ailleurs ?

Des motifs de satisfacti­on pour cette enfant du pays. Même si elle estime qu’il reste encore du pain sur la planche pour « apaiser la ville », « créer des pistes cyclables »... Alors, la recette de Bra pour tendre vers une ville plus humaine et plus agréable à vivre peut-elle s’appliquer ailleurs, dans des cités plus peuplées ?

« Les valeurs portées par Bra sont applicable­s partout. L’important, c’est de se fixer un objectif, un calendrier, et de s’y tenir. » Les « bonnes pratiques » sont d’ailleurs partagées par les quelque 200 villes qui ont rejoint le réseau « Citta slow » sur leur site. Histoire de les promouvoir...

« Ce sera certes plus simple de les mettre en oeuvre dans une ville à l’échelle de Carcassonn­e, qu’à Marseille. Comme c’est plus facile à Bra qu’à Turin, mais l’implicatio­n des citoyens, est l’élément cardinal. »

Retrouvez notre reportage vidéo et notre dossier complet en ligne dans la rubrique #Solutions de l’offre abonnés numérique.

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Maria, étudiante de l’Université du goût, apprécie tout particuliè­rementBra une ville où l’on prend le temps de vivre.
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À pied, Marcia dit avoir redécouver­t la ville. Fédérico, un commerçant impliqué dans la vie de la cité.
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