« Notre pays manque de culture politique et démocratique »
Philippe Val, l’ancien patron de Charlie Hebdo et France Inter, signe un volumineux livre doux-amer sur sa trajectoire personnelle et celle de notre XXe siècle
Vous avez écrit un livre sur votre vie et on vous interroge inlassablement sur la protection policière dont vous faites l’objet. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est dingue... Cette protection, c’est juste une conséquence, grave certes, de certains événements de ma vie. Mais ce n’est pas ce que je raconte dans ce livre. J’y parle juste, en quelques pages, du fait que mon fils de quatre ans grandit dans ce climat, au milieu des policiers et des gendarmes, et que nous vivons sous leur protection permanente. Maintenant, oui, bien sûr, je ne mène pas une vie de liberté. Je ne peux pas m’asseoir à une terrasse de café tranquillement ou déambuler dans les rues. Tout cela m’est interdit parce que nous sommes dans une ère où il est devenu dangereux de critiquer les religions. Et c’est très inquiétant.
Parlons de Zola, puisque vous en avez fait le titre de votre livre : que reste-t-il de lui aujourd’hui ?
J’ai une admiration sans bornes pour Émile Zola. D’abord pour l’écrivain, ensuite pour l’homme, que j’ai découvert à travers l’affaire Dreyfus. C’est d’ailleurs là qu’il est devenu mon héros. Je crois même pouvoir dire que la première fois que j’ai eu une pensée politique, c’est-à-dire une pensée qui ne soit pas reliée directement à moi, c’est quand j’ai découvert l’affaire Dreyfus. Ça a été quelque chose de très structurant pour moi, parce que j’ai compris qu’il y avait des choses qu’on ne pouvait pas accepter, et que quand elles se produisaient, il fallait s’opposer. C’est pour ça que lorsque les gens me disent que j’ai été courageux de publier les caricatures de Mahomet dans Charlie [ce qui lui vaut une condamnation à mort par les fondamentalistes islamistes,
NDLR], je leur réponds que je ne me sens pas spécialement courageux. J’ai fait ça parce que je ne pouvais pas faire autrement. Pour en revenir à Zola, je dirais d’une façon plus large qu’à travers l’affaire Dreyfus, dans laquelle il a joué un rôle évidemment déterminant, il a contribué à déterminer quelque chose dans toute la vie culturelle et politique du XXe siècle.
Et nous sommes toujours aujourd’hui dans cette configuration, dans la lignée de l’opposition entre dreyfusards et antidreyfusards ! Plus de pages pour se raconter, c’est une somme. D’où est venu ce besoin ? Plus que de me raconter, j’avais envie de transmettre, d’expliquer à mon fils et donc aux enfants d’aujourd’hui, qui sont issusede ce fatras qu’a été le XX siècle, ce qu’ils pouvaient garder de cet héritage et comment ils allaient devoir le faire prospérer. Que lui reprochez-vous, à ce XXe siècle ?
C’est un siècle tragique, dramatique, pas très propre pour tout dire. Le siècle de la trahison des intellectuels, dont beaucoup se fourvoient très tôt derrière Lénine et Mussolini, avant de se passionner ensuite pour d’autres figures des régimes totalitaires. C’est un naufrage terrible pour ces hommes qui, au lieu de se définir par leur liberté, sacrifient une partie de leur génie en adhérant à des causes, à des idéologies désastreuses. Vous n’êtes pas plus tendre avec les intellectuels d’aujourd’hui. Diriez-vous que le mouvement des « gilets jaunes » est une conséquence du vide idéologique que vous dénoncez ?
Au contraire, les « gilets jaunes » sont la conséquence d’un tropplein idéologique qui débouche sur une forme de nihilisme : on rejette tout et tout le monde. C’est aussi la marque d’une absence tragique de culture démocratique et politique dans notre pays. Mais ce qui me choque, ce n’est pas tant cette violence qui s’exprime – dans la rue comme sur les réseaux sociaux, où l’on voit des choses épouvantables –, que l’absence de condamnation claire de ces agissements de la part de certains intellectuels et responsables politiques.
Il est là, le véritable scandale.
Vous ne cachez rien de votre histoire personnelle, celle d’un enfant battu dont la mère a très tôt quitté le foyer. Est-ce la paternité qui a fait revenir ce passé à la surface ?
Je n’occultais pas ce passé. On en parlait avec mes frères. Cela dit, peut-être que la paternité a joué un rôle, oui. Mais au-delà de ce que j’ai vécu, je voulais que mon enfant, qui est arrivé tard dans ma vie, comprenne ce que c’est que la grâce. Je voulais qu’il prenne conscience de ce que vous pouvez ressentir
‘‘ en allant par exemple à un concert, face à cette réalité qui s’offre à vous et vous emplit. Parce que c’est là une liberté extraordinaire que seuls les livres, la musique, la peinture et les arts en général peuvent nous offrir. Même si on ne ressent ces choses que subrepticement, sous forme de clignotement, ça vaut quand même le coup.
Les livres, justement, jouent un grand rôle dans votre vie…
Je me souviens de moments extrêmement difficiles psychologiquement, à Charlie Hebdo ou lorsque j’ai appris que Patrick Font avait été arrêté (). Ce qui m’a sauvé à chaque fois, c’est de savoir que la réalité de la journée était une réalité provisoire. Que le soir, j’allais rentrer chez moi et être heureux en retrouvant mon livre, quelle que soit la merde dans laquelle je m’étais trouvé auparavant. Parce qu’au bout du tunnel, il y a le livre. Et ça, ça n’a jamais varié. Même dans les pires moments. Les livres sont des amis fidèles, qui tiennent leur promesse. Or, dans la vie, peu de choses tiennent leur promesse. L’amour ne tient pas toujours la distance, l’amitié peut connaître des accidents…
L’amitié, la camaraderie, du pensionnat à aujourd’hui, tiennent une place immense dans votre vie. À quel point cela vous a-t-il aidé ?
L’amitié, c’est décisif. J’ai eu à faire face dans ma vie à des critiques parfois très violentes, formulées de façon humiliante voire ignominieuse. Ça m’a fait mal, mais ça ne m’a pas tant affecté que ça. Parce que l’amitié de mes proches m’honorait plus que mes ennemis ne me salissaient.
Au-delà de votre enfance, on redécouvre à travers ce livre le Philippe Val d’avant Charlie et France Inter. L’aviez-vous vous aussi un peu perdu de vue ?
Oui, j’avais fait une croix sur ce passé. Essentiellement à cause de Patrick Font, dont l’histoire avait sali tout ça. J’avais oblitéré une partie de ma propre histoire, je l’avais reniée. Quand les gens m’en parlaient, j’esquivais, je ne voulais pas voir ou entendre quoi que ce soit en lien avec cette époque.
Mais la scène, c’était pourtant votre véritable passion ?
C’est ma vie. J’ai toujours écrit : des sketches, des chansons, des articles, des livres. C’est ce que j’ai
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Je ne peux pas m’asseoir à une terrasse de café tranquillement ou déambuler dans les rues ”
Le XXe siècle, c’est un siècle tragique, dramatique, pas très propre pour tout dire ”
toujours fait, en dehors des cinq années où j’ai dirigé France Inter, qui ne sont finalement qu’une parenthèse. C’est pour ça que la chanson, un art populaire que j’aime profondément, tient une place aussi importante dans ma vie. C’est pour ça que j’aime toujours autant les artistes. Parce que, comme les bouquins, ils m’ont sauvé.