« Et d’un coup, de Gaulle devient un aventurier... »
Gaulliste depuis l’enfance, comme une évidence, Denis Tillinac explore la galaxie du Général dans un Dictionnaire amoureux qui lui est consacré. Pour lui, il est bien plus qu’une nostalgie
Auteur d’une quarantaine d’ouvrages, dont déjà un Dictionnaire amoureux de la France et un autre du catholicisme, Denis Tillinac revient dans cette collection avec un Dictionnaire amoureux du Général (1), à l’orée d’une année 2020 qui sera marquée par le cent-trentième anniversaire de la naissance de Charles de Gaulle, le cinquantième de sa disparition et le quatrevingtième de l’Appel du 18 juin.
Qu’est-ce qui vous a tout de suite séduit, vous le Corrézien d’origine, chez cet homme du Nord tout en maîtrise de soi et peu enclin aux épanchements ?
La radicalité de son insoumission. C’est un officier de moeurs bourgeoises, appartenant à la petite noblesse, qui conduit une carrière qui promet d’être relativement brillante… Et, d’un coup, il devient un aventurier le juin , quand il décide de s’en aller. Il sera rejoint par d’autres aventuriers, jeunes et célibataires, alors que lui a une femme et trois enfants, dont une est infirme. Cela ne l’empêche pas de larguer toutes les amarres. Le plus brillant des officiers de sa génération devient un insoumis, c’est la base du mythe.
Dès Le Fil de l’épée, en , de Gaulle, écrivez-vous, a déjà théorisé le gaullisme…
Il y a quelque chose de fou dans cette prémonition. Dans Le Fil de l’épée, effectivement, il définit ce que doit être le chef susceptible de sauver la France. Et ce chef, il le sent déjà, ne pourra être que lui. C’est déraisonnable, mais cette folie va devenir la plus belle raison politique en août , à la libération de Paris. C’est l’accomplissement du mythe. A ce moment-là, il devient un héros, quoi qu’il fasse par la suite.
Qu’est-ce qui perpétue la statue du Général, au-delà du libérateur : sa probité à toute épreuve, le fait qu’il n’a jamais conçu le pouvoir comme une fin en soi ?
Le mythe gaulliste correspond à tout ce qu’il y a de plus précieux dans notre imaginaire collectif. Il rassemble Vercingétorix, Roland à Roncevaux, Bayard à Marignan, c’est-à-dire la prouesse seul contre tous ; et il incarne la permanence d’une idée sublimée de la France à laquelle les Français, quoi qu’on en dise, sont attachés. Il n’y a rien d’obsolète dans son art de gouverner. L’idée selon laquelle c’était une autre époque ne tient pas. J’ai beaucoup pensé à Emmanuel Macron et à ses prédécesseurs en écrivant ce livre : l’art de diriger du Général me semble toujours valable.
Macron a tenté de s’inscrire dans la geste gaulliste, mais sans grand succès jusqu’ici. Le gaullisme peut-il vraiment être plus qu’une nostalgie ?
Le président de la République, dans les institutions voulues par de Gaulle, doit être bien plus que le chef d’un exécutif comme Mme Merkel ou M. Johnson. Il est assis sur un trône sous lequel sont empilés quinze siècles d’inconscient collectif monarchique, plus la grandeur napoléonienne. Nous sommes à la fois républicains, monarchiens et bonapartistes. C’est lourd ! Macron a perçu cela au début, mais il a été rattrapé par l’air du temps et a inversé les valeurs, comme ses prédécesseurs. De Gaulle disait : « D’abord la France, ensuite l’Etat et après le droit. » On a l’impression qu’aujourd’hui c’est le contraire, voilà pourquoi ça ne marche pas. S’il ne se laisse pas habiter par la mémoire longue de la France, s’il ne se préoccupe pas de sa sacralité et entend juste se consacrer au bonheur des Français, ce qui n’est pas le rôle d’un Président, Macron va tomber dans l’insignifiance. Sa croix, ce sont les macroniens. Il ne pourra réussir son quinquennat que contre le macronisme.
A l’inverse, y avait-il chez de Gaulle quelque chose de Macron avant l’heure, dans sa volonté d’incarner une e voie entre le capitalisme et le communisme, et de promouvoir la participation ?
Dès , il avait pris conscience qu’il allait falloir surmonter un capitalisme de plus en plus mondialisé, qui normalise les imaginaires dans une société massifiée. Et il a prôné une sortie du capitalisme qui ne peut pas être le socialisme totalitaire qui a échoué, mais quelque chose autour de la participation. Son grand regret est de ne pas avoir réussi à en convaincre les élites et de n’avoir eu pour défendre cette vision que des gaullistes de gauche estimables, mais qui pesaient trop peu.
Au sujet de la fuite à Baden-Baden en , vous parlez d’un « coup de bluff et d’un coup de génie ». N’est-ce pas enjoliver un moment de total désarroi ?
Il y a eu les deux. La parole du chef doit être rare, surprendre et être entourée de secret. Personne, sinon son fils et son gendre, n’était au courant. Il avait perdu les guidons, c’est indiscutable.
Il a eu besoin de se ressourcer et ça ne pouvait être qu’avec un militaire comme le général Massu qui lui inspirait une pleine confiance. Massu, évidemment, a glorifié son propre rôle en disant qu’il avait sauvé la France en tirant de Gaulle de sa déprime. Leur entretien n’a duré qu’une demi-heure. De Gaulle a eu besoin de se ressourcer, parce qu’il était un peu paumé, c’est vrai, mais il a eu aussi la volonté de surprendre en jouant le tout pour le tout.
Pour lui, le bonheur n’a jamais constitué un but. C’est pour cela qu’il n’a pas compris Mai- et son « jouir sans entraves » ?
Une génération émergeait dont les exigences lui paraissaient en effet triviales. « Le bonheur, ça n’existe pas », tonnait-il.
Vous évoquez très peu l’Algérie dans ce Dictionnaire…
Je l’évoque dans les échecs. Un héros n’est pas un demi-dieu, sinon il serait sur l’Olympe. De Gaulle a connu beaucoup d’échecs mais les a toujours surmontés. Pour l’Algérie, il ne souhaitait pas que ça finisse comme ça. Il est encore trop tôt, la blessure est trop passionnelle chez les pieds-noirs, les harkis et les Algériens, pour qu’on puisse sainement répartir les responsabilités du FLN ou de l’OAS dans une dérive qui a rendu inéluctable le départ d’un million de nos compatriotes. Je comprends leur rancoeur envers de Gaulle. Il n’avait pas voulu cela et c’est resté pour lui une blessure. L’indépendance était inéluctable, il l’avait mesuré dès , mais il espérait que ça finirait autrement. A son retour en , son but était d’éviter une guerre civile. Son « Je vous ai compris » s’adressait à tout le monde et chacun l’a entendu à sa façon.
Après lui, les partis ont peu à peu repris le pouvoir, estimez-vous…
C’est plus que jamais le cas. On se rapproche du parlementarisme qu’il dénonçait. Le Président n’est plus que l’otage d’une majorité. Et quand elle bronche comme ces derniers jours, il se sent obligé de réunir cette majorité, soit un parti de bric et de broc, ce qui devrait être la tâche du Premier ministre. Ce n’est pas au chef de l’Etat de faire des discours devant deux cents maires ou députés pour leur prouver qu’il est plus intelligent qu’eux. Aucune institution ne vaut si son esprit n’est pas respecté.
Que vous inspire la droite actuelle ? Vous écrivez que « le RPR a été fondu dans une droite informe »…
Je suis un gaulliste d’après-terme, venu trop tard dans un monde trop vieux, comme disait Musset. Au RPR, on trouvait encore les restes d’un romantisme gaullien. Puis des technocrates ont eu l’idée d’imiter les tories britanniques ou la démocratie chrétienne allemande pour bâtir une espèce de centre-droit. Et là, ça a été fini : on ne peut pas mettre dans la même pièce la photo du Général et celle de Robert Schuman. La bipolarisation, avec de l’autre côté l’union de la gauche imposée par Mitterrand, a bien fonctionné durent trente ans, mais on est arrivé au bout de ce rouleau. Macron est venu au moment où ce système expirait et il en a tiré profit en cassant les codes. La bipolarisation se reconstituera sans doute tôt ou tard. La socialdémocratie attend son chef, qui sera peut-être un écologiste.
‘‘ D’abord la France, ensuite l’Etat et après le droit”
‘‘ L’Algérie est restée pour lui une blessure”
Quelques mots du passionné de rugby que vous êtes sur le renouveau du XV de France ?
Je connais bien Fabien Galthié [le sélectionneur] et son père, maire d’un petit village du Lot. Joueur, il a eu une très grande envergure et s’est révélé comme un meneur d’hommes. Il est en train de bâtir quelque chose qui se cherche encore. Je suis optimiste : on va gagner le Tournoi et on peut devenir champions du monde en . 1. Plon, 460 pages, 25 euros. Denis Tillinac sera samedi 22 février à 15 h à la Fnac de Cannes (83, rue d’Antibes) pour une rencontre-dédicace. Accès gratuit, dans la limite des places disponibles.