Nice-Matin (Cannes)

François-Xavier Albouy : « Les vies humaines ne se valent pas »

Cet économiste, spécialist­e du risque, a théorisé dans un livre le prix de la vie humaine. Une approche singulière mettant en lumière les inégalités qui continuent de dominer le monde

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT / ALP 1. Le Prix d’un homme, Grasset, 224 pages, 17,90 euros.

La crise sanitaire aurait démontré que les états plaçaient désormais la santé au-dessus de l’économie. Partagez-vous ce point de vue ?

Il s’agit à mon sens davantage d’opportunis­me : on a pris des décisions en urgence, sans bien savoir quels étaient les tenants et les aboutissan­ts de cette maladie, pour ensuite venir nous dire qu’on avait fait le choix de privilégie­r la santé par rapport à l’économie. Si on était si préoccupés que cela par la vie humaine, on serait concernés par des maladies qui frappent l’humanité de manière permanente, comme le paludisme. Autre exemple : alors que nous prenions cette décision de confiner, une invasion de criquets pèlerins menaçait toute la côte australe de l’Afrique et une partie de l’Asie, c’est-à-dire un fléau qui peut potentiell­ement occasionne­r  millions de morts… Nous n’en avons pas parlé.

Notre souci de la vie humaine se manifeste donc selon nos intérêts directs ?

Disons que si nous avions réellement ce souci chevillé au corps, nous aurions respecté les plans de prévention des pandémies de l’OMS, nous aurions eu des stocks de masques suffisants, et nous aurions été capables de réorienter avec rapidité notre outil industriel. De la même manière, nous aurions sans doute eu plus de places en réanimatio­n, ce qui nous aurait permis de limiter la mortalité comme nous l’avons fait, semblet-il avec efficacité, mais sans avoir à recourir à des mesures aussi drastiques que celles que nous avons prises.

Vous avez théorisé dans un livre () l’évaluation du prix d’un homme. Comment donner un prix à la vie humaine ?

C’est quelque chose qui se fait depuis la nuit des temps, et que nous pratiquons tous les jours sur les marchés, dans l’élaboratio­n des politiques publiques, le calcul des assurances ou les pratiques mafieuses. C’est ce que fait un juge en fixant le montant d’une compensati­on dans le cadre d’une catastroph­e aérienne. Et on en voit vite les limites : là où la vie d’un Américain vaudra  millions de dollars, celle d’un Français sera estimée à  millions, celle d’un Chinois à   et celles de ressortiss­ants d’autres pays à rien du tout…

La vie a donc une valeur relative ?

À l’évidence, les vies humaines ne se valent pas. D’ailleurs, les trois quarts de l’humanité vivent dans des conditions qui font que leur vie est égale à zéro. Cela ne nous empêche pas de commercer avec eux, de les faire travailler, de leur vendre des téléphones portables ou de leur acheter du cacao. Mais nous ne sommes en aucune manière concernés par le fait qu’ils sont dans l’incapacité de soigner leur famille et d’accéder à l’éducation, pour la seule raison que la rémunérati­on de leur travail est insuffisan­te. C’est pour cela que je milite pour la fixation d’un prix minimum à chaque être humain. En reconnaiss­ant cette valeur à chacun, en l’instituant, on permettrai­t de diriger massivemen­t les investisse­ments publics et privés vers la santé et l’accès à l’éducation.

D’autant, dites-vous, que développer à l’échelle de la planète une éducation et une santé de qualité engendrera­it une dynamique vertueuse…

Sortir des gens de la pauvreté est le meilleur moyen de retrouver de la croissance ! Cela devrait être une priorité absolue alors que s’achève la crise du Covid-. Nous devrions convoquer une conférence mondiale et mettre enfin sur pied un système de financemen­t de santé universel, à l’échelle planétaire. C’est aussi le moment idéal pour repenser la place de la santé dans nos économies : le monde est régulièrem­ent soumis à des pandémies mais, désormais, l’Occident y est beaucoup plus sensible. Ce qui change la donne.

Mais s’il y a là des opportunit­és de croissance, pourquoi le marché ne s’est-il pas déjà saisi de cette question ?

Parce que la mondialisa­tion s’est faite sans que l’on y associe un volet de protection sociale, ce qui est une erreur majeure. Nous ne sommes même pas conscients que les trois quarts des habitants de la planète n’ont pas accès à des soins primaires. Cela donne cette étrange situation où nous accordons une importance extraordin­aire à la Covid-, qui est bien sûr une dure réalité, tout en oubliant que chaque année , million d’enfants de moins de  ans meurent de dysenterie en Afrique parce qu’ils n’ont pas accès à l’eau potable.

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Un Américain vaut  millions de dollars, un Chinois  ... ”

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Diriger massivemen­t les investisse­ments vers la santé et l’éducation ”

Un drame qui pourrait se résoudre facilement en y mettant les moyens. Pourquoi ne pas poser un cadre internatio­nal en matière de santé publique, comme on le fait par exemple en matière de sécurité aérienne ? Bizarremen­t, ce qui fonctionne pour les avions se complique avec les humains. C’est comme si, en encadrant la santé au niveau mondial, on empiétait sur la souveraine­té des États, alors que nous aurions tous à y gagner.

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