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« Il faut écrire proche de soi »

- PAR NATHALIE RICCI nricci@nicematin.fr

Aller à la rencontre des autres pour se trouver : c’est le thème de 12 bis, avenue MaréchalJo­ffre, un roman initiatiqu­e qui nous fait traverser la France et passe par La Colle-sur-Loup.

Léa a dix-huit ans et son bac en poche. Ce qu’elle aime par-dessus tout c’est se poster sur les toits de Paris pour voir la vie d’en haut. Ce qu’elle déteste c’est se nourrir. Anorexique depuis l’enfance, elle sent que pour aller mieux, elle doit partir. Pour se trouver, il faut qu’elle aille à la rencontre des autres. Son point de départ : son adresse, 12 bis, rue du Maréchal-Joffre, à Houilles, en région parisienne. Eh bien, elle ira audevant de ceux qui ont la même adresse qu’elle. « Je saurai une bonne fois pour toutes si, quand on a une adresse aussi banale, on peut avoir un destin. Au moins, celui

d’être soi. » Sur sa route, à Mérignac, Biarritz, Tarbes et La Collesur-Loup, elle découvre des bombes de fleurs, croise un amoureux de passage et trouve même une porte close…

Voilà l’histoire du deuxième roman d’Anne de Kinkelin, après L’Année du flamant rose (éditions Charleston, 2017). Un roman d’apprentiss­age bourré de douceur, de poésie, de déterminat­ion aussi. Un joli hymne aux régions de France et à la vie. Entretien avec son auteur, une jeune femme pétillante, pleine de (bonne) énergie, qui est à la fois écrivain, auteur pour le théâtre, consultant­e, prof, journalist­e et, depuis peu, directrice des offres numériques sur France Médias Monde.

Pourquoi cette adresse-là ?

C’est une adresse que je connais bien, ça a été la mienne pendant cinq ans. En fait, les deux adresses qui sont citées dans le livre, le camp de base de Léa et la future adresse de sa mère, , boulevard de Port-Royal, sont des adresses où j’ai habité. Je dis souvent qu’il faut écrire proche de soi. Dans ce parcours initiatiqu­e, c’était bien de pouvoir recontextu­aliser des lieux dont j’appréhenda­is les fragrances, la lumière, le bruit… J’ai besoin de me mettre dans l’endroit, ça m’aide beaucoup pour écrire. Pour être honnête, pour les autres adresses, ça a été du Google Earth. Ce livre est à la fois une écriture d’histoire, mais aussi une écriture numérique. Ça me compose, je suis ces deux parties-là. Je suis journalist­e, mais aussi directrice d’offres numériques. Je trouvais ça chouette que Léa cherche d’abord son adresse sur Internet et parte ensuite sur quelque chose de plus poétique.

Et pourquoi ne pas avoir visité ces lieux avant d’écrire dessus ?

Je n’avais pas forcément beaucoup de temps et puis, clairement, pas les moyens pour aller vadrouille­r, avec une enfant en garde alternée. Donc je me suis dit : “Il faut que la tech te serve à renforcer la poésie de ton histoire”. J’ai recherché des adresses pour créer un parcours pertinent à Léa. Et après ça a été Google Earth : à quoi ressemble la rue, à quoi ressemble la bâtisse ? Pour La Colle-sur-Loup, qui est dans votre région que je connais extrêmemen­t mal, j’ai eu de la chance. C’est là qu’il y a des petits hasards dans l’écriture. Léa, qui a cette difficulté à se nourrir, se remplit de beau. C’est une espèce de tuteur pour aller mieux. J’ignorais complèteme­nt la préhension artistique de La Colle-sur-Loup, que j’ai découverte à force de recherches. Et cette adresse s’imposait à moi.

Pourquoi Mérignac, Biarritz, Tarbes et La Colle-sur-Loup ?

Il n’était pas question pour Léa, de par ses dix-huit ans et le fait qu’elle n’ait pas beaucoup d’argent, qu’elle prenne l’avion et s’en aille loin. Ce n’était pas logique. J’aimais cette idée qu’elle vadrouille en France, qu’elle puisse se transforme­r sans aller loin. C’est une notion très journalist­ique : pas besoin d’aller à Tombouctou pour trouver une info, elle est souvent en bas de la rue. Au départ, je voulais lui faire faire un tour de France, mais force est de constater que des  bis, avenue Maréchal-Joffre, il n’y en a pas tant que ça. Et puis, j’aimais bien cette idée d’aller sur des villes de région. Volontaire­ment, je ne dis pas “province” qui a un côté parisien snob dégueulass­e. Il suffit d’ouvrir les yeux pour redécouvri­r ce qui nous entoure. Cela est renforcé par le confinemen­t, par le fait que cet été, on va tous voyager dans l’Hexagone.

C’est de moins en moins fréquent d’aller vers les autres à la manière de Léa ?

Elle se pose la question d’ailleurs, d’envoyer un mail pour les prévenir… Elle a ce courage-là d’aller les rencontrer, elle ne sait pas si ça va bien ou mal se passer, mais elle a ce besoin de se confronter aux autres. Quand on a cette force-là de se dire : “Ok, je suis morte de trouille, mais j’y vais”, on a déjà tout gagné. C’est une valeur qu’on ne nous explique tellement pas, et encore moins en tant que femme.

Léa est une fille. C’est important qu’elle soit une femme ?

Oui. Léa le dit au début du roman, elle n’a eu comme modèle littéraire que des héros masculins. Ça fait aussi partie de mon univers. Les personnage­s masculins ont souvent le beau rôle. J’aime écrire sur des personnage­s féminins, parce qu’encore une fois j’écris proche de moi. Je trouve que souvent les personnage­s féminins sont caricatura­ux. J’aime écrire sur des filles auxquelles on ne s’attend pas. Ne serait-ce que pour qu’on s’identifie et qu’on puisse se dire en tournant les pages : “Je ne suis pas aussi banale” ou “Je ne suis pas si différente”. Étant maman d’une petite fille, il y a aussi ce côté transmissi­on. J’utilise souvent une phrase de René Char : “Impose ta chance, sers ton bonheur et va vers ton risque”. Et ma prochaine histoire développe cette idée. C’est l’histoire d’une femme franco japonaise, chef de partie poissons, qui n’est jamais visible parce que son chef ne veut pas la mettre en avant. Lors d’un dîner avec un grand chef de sushis japonais, elle se fait démasquer et virer parce qu’au Japon les femmes n’ont pas le droit de cuisiner le poisson car elles ont les mains trop chaudes. Le lendemain matin, quand elle se réveille, elle n’entend plus les hommes… C’est la même idée : si tu n’entendais plus ce qu’on peut dire sur ton physique ou ta manière d’être, qu’est-ce que tu ferais ?

Vous êtes tournée vers le numérique. Est-ce que lire doit sefaireave­cunvrailiv­re?

Ah oui oui ! Pour moi, le livre reste un livre papier. Je pense que c’est une déformatio­n profession­nelle. Dès que je lis sur un ordinateur ou sur une tablette, j’ai le cerveau qui switche en mode travail. Étant déjà toute la journée la tête dans mon téléphone, l’ordi…, quand je me pose avec un livre, j’ai besoin de prendre l’objet, de me mettre dans un contexte. C’est un temps pour moi, un temps où je ne suis pas dans cette hyperconne­ctivité du Net. Et quand j’écris mes bouquins, c’est à la main dans un carnet. C’est nécessaire, ça nettoie d’écrire à la main, ça permet de corriger, de gommer des trucs. J’aime le crayon à papier, la gomme. Je pense que je suis la seule fille à me balader avec un taille-crayon dans mon sac !

Je ne dis pas « province » qui a un côté parisien snob dégueulass­e”

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(Photo Melania Avanzato) Chaque chapitre porte le nom d’une chanson. « J’écris en musique. Je trouve que la musique contextual­ise bien les émotions que l’on ressent. Ça donne un rythme renforcé à la lecture d’un livre. »
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Anne de Kinkelin. Éditions Harper Collins.  pages.  €.
 bis, avenue Maréchal-Joffre. Anne de Kinkelin. Éditions Harper Collins.  pages.  €.

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