Nice-Matin (Cannes)

BHL : « Le triomphe du “sans contact” et de l’hyper-réalité »

Dans Ce virus qui rend fou, Bernard-Henri Lévy revient sur la crise de crétinisat­ion qui, selon lui, a suivi de très près celle du coronaviru­s. Rencontre à « La Colombe d’or », à Saint-Paul-de-Vence

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK LECLERC fleclerc@nicematin.fr

Il décrit une apnée mondiale dont tous les dégâts ne sont pas encore mesurables. À ces épidémies parallèles, mentales et morales, BHL règle un premier compte. Son cri d’alarme, en une centaine de pages, se double d’un geste salutaire : les droits d’auteur seront reversés à l’Associatio­n pour le développem­ent de la librairie de création.

Quelle a été votre vie durant cette longue parenthèse ?

Je faisais partie des privilégié­s du confinemen­t. Et, de surcroît, être enfermé dans son bureau n’est pas un problème pour un écrivain. Non. Le problème, c’était les mallogés. Les familles nombreuses dans de petites surfaces. Voire les SDF, à qui l’on disait « Restez chez vous » mais qui n’avaient pas de « chez eux » où rester. Pour ceux-là, il faudra faire le bilan des dégâts. Certains sont morts du virus. D’autres de solitude. D’autres encore mourront en dépression. C’est le sujet du livre. L’aspect, non médical, mais sociétal de cette crise : qu’est-ce qu’elle a, cette crise, abîmé ou détruit dans nos sociétés.

Sur le monde meilleur que l’on nous promettait, vous n’aviez pas grande illusion ?

On y est, dans leur fameux « monde d’après » ! Et franchemen­t, le résultat n’est pas brillant. C’est un monde où on est de plus en plus surveillé, où on accepte d’avoir des logiciels espions dans nos téléphones et où l’on se méfie les uns des autres. Je ne dis pas que, dans le « monde d’avant », nous vivions dans la fraternité universell­e. Mais tout de même ! Un paradoxe, parmi d’autres, de cette période : à  heures, on applaudiss­ait les soignants au balcon ; à  h  on dénonçait l’infirmière à l’étage du dessous.

Avez-vous applaudi ?

Oui, bien sûr, j’ai applaudi les soignants qui prenaient des risques inouïs pour sauver des vies. Mais les médecins qui venaient à la télé pour nous bassiner avec leurs vérités approximat­ives et souvent leurs erreurs, ceux-là m’ont exaspéré. Une partie du livre est consacrée à dénoncer leur hubris

[orgueil démesuré, Ndlr].

Leur abus d’autorité.

Comment analysez-vous le clivage autour du Pr Raoult ?

J’ai débattu, ce mercredi, sur Zoom, avec le professeur Raoult, à l’invitation du bâtonnier de Paris. C’est quelqu’un de bien. Il a fait son boulot de médecin. Il a soigné. Il a essayé, sans attendre de tester des souris, de sauver des humains. Après, vous avez eu cette folie médiatique autour du personnage avec les pro-Raoult versus les anti-Raoult. Mais je m’en fiche. Ça ne me concerne pas.

Le Président est allé le voir à Marseille…

Il a eu raison. Cette affaire prenait une telle proportion ! C’était la province contre Paris… Les « Gilets jaunes » contre l’État… L’esprit libre qu’est Raoult, le mandarin qui dit que les immigrés sont une bénédictio­n pour la recherche en France, il ne fallait surtout pas l’abandonner aux populistes et aux souveraini­stes.

Macron a parlé de guerre. Aux États-Unis, des gens se sont armés pour de bon !

Une guerre, hélas, je sais un peu ce que c’est. Et ça ne ressemble pas à ça. Je n’ai pas aimé cette rhétorique de l’ennemi invisible, des combattant­s de première ligne, etc. Pour le reste, je considère que Macron a bien géré. Il s’est dégagé à temps de l’emprise des médecins qui l’entouraien­t.

Des économiste­s affirment que, sans le soutien de l’État, on aurait aujourd’hui vingt millions de chômeurs…

Je ne suis pas économiste. Mais je crois que nous avons beaucoup de chance, en effet, de vivre dans un pays avec autant de filets de sécurité. Quand je regarde cette crise économique induite par le Covid depuis le Bangladesh ou le Nigeria, ou depuis Mogadiscio (Somalie) où je me trouvais quelques semaines avant le confinemen­t, c’est l’horreur absolue. Il y aura beaucoup plus de morts par la faim, par la guerre, que de morts du Covid.

Cette remise au centre de la République est un point positif ?

Macron a fait deux choses. Ça, en effet. Cette mobilisati­on de l’État et de la République au bénéfice des plus démunis. Mais il a aussi stimulé, relancé, convaincu le reste de l’Europe et, d’abord, l’Allemagne. Sans le grand plan européen de relance qu’il a présenté avec

‘‘ Merkel, le désastre aurait été total. Alors, bien sûr, c’est une hypothèque sur l’avenir. Le vrai bilan du Covid, on ne le connaîtra que bien plus tard.

Vous parlez du Covid au masculin ?

C’est vrai. Je n’ai pas compris pourquoi l’Académie française prône l’usage du féminin… Mais, puisqu’on en est à a sémantique, il y a un mot que j’ai trouvé atroce. C’est le mot de « confinemen­t ». La façon dont on a accepté d’habiter ce mot, de s’en gargariser, est un des signes de la folie dont je parle. Comme beaucoup de Français, j’aime le grand air, le large, la mer. Je ne dis pas qu’il ne fallait pas s’enfermer, c’était sans doute nécessaire. Mais c’était un moment d’une infinie tristesse. Et que l’on y ait pris plaisir, que même des villes comme Nice ou Marseille n’aient pas été saisies d’horreur, ou de chagrin, par ce mot d’ordre, « Confinez-vous », est, pour moi, une énigme.

Et l’appel à la distanciat­ion sociale ?

La même chose. Une autre calamité nécessaire. Mais une calamité quand même. Les « distances sociales », j’ai passé ma vie à les dénoncer. L’esprit républicai­n, ce n’est rien d’autre que la volonté de résister à cette distance qui crée toutes les inégalités. Et que ce mot ait été repris comme ça, sans critique, qu’on s’en soit fait un étendard, voilà qui me consterne.

Il y a aussi le distanciel, le présentiel…

Oui. Ça existe en fait depuis Internet. La virtualité, la disparitio­n du réel, ça devient notre ordinaire depuis un certain temps. Mais c’est un autre effet du Covid que d’avoir consacré le triomphe du “sans contact” et de l’hyper-réalité… L’épidémie finira un jour, comme toutes les épidémies. Mais le triomphe des Gafa, la vie par Instagram interposé, l’idée qu’on a des amis quand on a des « likes » sur Twitter et qu’on n’a plus vraiment besoin du vrai contact avec autrui, voilà ce contre quoi je m’élève dans ce livre.

Cette apnée collective a bénéficié, dites-vous, aux pouvoirs et aux business...

Encore une fois, les Gafa ne se sont jamais aussi bien portés que durant cette période. Elles ont conquis non seulement des parts de marché, mais aussi des parts de cerveau. Et, pendant que les gens s’enfoncent dans le chômage, la Bourse explose.

Consommer moins, n’est-ce pas une bonne chose ?

Je n’en suis pas sûr. J’aime les sociétés généreuses, dispendieu­ses. Il y a eu dans l’Antiquité des sociétés fondées sur la frugalité. Ce n’était pas celles où il faisait bon vivre. Et puis, arrêter de consommer pour faire quoi ? Pour épargner davantage ? Payer plus d’impôts ? Gagner moins ? C’est un point que les écolos devraient quand même éclaircir.

L’enseigneme­nt, le travail ou la médecine à distance sont-ils des avancées ?

Non. L’enseigneme­nt, c’est le rapport entre un maître et un élève. Le travail, c’est déjà pénible : sans contact humain ni fraternité, c’est pire ! Et, quant à la télémédeci­ne, c’est le pouvoir médical dans ce qu’il a de plus atroce : la « data-isation », la technicisa­tion absolue. Soigner un humain, c’est aussi s’intéresser à son regard, à sa voix, à son moral, et pas seulement à l’état de ses organes.

Une classe d’âge exemptée de bac ?

On a eu tort de fermer les écoles sur l’ensemble du territoire national. Et, quant à l’idée que les enfants étaient les pires des porteurs sains et transmetta­ient le virus à leurs ascendants, c’était faux. Mais sait-on les dégâts psychologi­ques que cette idée a faits ?

Un nouveau gouverneme­nt s’est formé. Avez-vous déjà été tenté par l’exercice direct du pouvoir ?

On me l’a proposé, une fois, il y a longtemps. J’ai répondu avec simplicité ceci : « Merci. Je suis très honoré. Mais cela ne m’intéresse pas. » Il faut faire ce pour quoi l’on est fait. Moi, je suis fait pour écrire Ce virus qui rend fou. Ou pour des reportages de guerre dans des endroits où il est difficile d’aller. Diriger une administra­tion, je ne le ferais pas bien.

Dupond-Moretti est-il fait pour être garde des Sceaux ?

Ce que je sais de lui, la polémique qu’on a eue dans le passé, ne m’incline pas à l’optimisme. Mais on verra bien. Et, en tout état de cause, un avocat à ce poste, c’est bien. Rappeler aux juges qu’ils ne sont pas tout-puissants, c’est très bien.

Darmanin à l’Intérieur, visé par une plainte ?

Une plainte ne vaut pas culpabilit­é, que je sache. Le message du président de la République et du Premier ministre est clair : priorité à la présomptio­n d’innocence. Ils ont raison.

Et, d’ailleurs, Castaner m’avait choqué quand il avait dit qu’un policier serait sanctionné au premier « soupçon sérieux ». Un soupçon, ce n’est pas une preuve. On est dans un monde de suspicion et de délation généralisé­e. C’est un piège dans lequel il ne faut pas tomber.

Un monde de plus en plus surveillé”

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Des parts de marché… et de cerveau”

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