Nice-Matin (Cannes)

Ibrahim Maalouf : « On a cru à un bombardeme­nt »

Le trompettis­te franco-libanais a vécu la double explosion depuis la banlieue de Beyrouth. Joint par « Nice-Matin », il raconte la « déflagrati­on monstrueus­e » et espère la solidarité de la diaspora

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE CIRONE ccirone@nicematin.fr

Pray for Lebanon », « priez pour le Liban ». Message court, sobre, mais lourd de sens. Ibrahim Maalouf n’a pas le coeur à s’épancher sur Twitter. Le musicien franco-libanais est abasourdi. « Dégoûté ». Comme tout un pays. Le trompettis­te se montre pourtant disert, ce mercredi. On l’appelle pour le faire réagir à la tragédie qui frappe la ville où il est né voilà bientôt quarante ans. On découvre qu’il vit le drame de près.

Ibrahim Maalouf a ressenti la déflagrati­on « monstrueus­e » depuis la banlieue de Beyrouth, où il est en vacances en famille. L’Opéra Garnier de Monaco semble déjà loin. Le musicien y renouait avec la scène, où il excelle, voilà moins de trois semaines. Cette fois-ci, s’il parle musique à Nice-Matin, c’est dans l’espoir d’organiser un grand concert solidaire. Pour aider un Liban à terre.

Que vous inspirent ces images apocalypti­ques ?

C’est une tristesse absolue pour ce pays, qui souffre déjà considérab­lement d’une crise économique historique, inédite. Même pendant la guerre civile, le pays n’avait jamais été assez à ce niveau-là. Evidemment, le Covid n’arrange rien... Toute la politique est corrompue. Ce pays vivait déjà dans un drame latent depuis des années, sinon des décennies. Qu’une chose pareille arrive, c’est, pffui... C’est profondéme­nt injuste, en fait.

Est-ce symptomati­que de la crise terrible sur laquelle vous alertiez déjà ?

Ce qui se passe aujourd’hui est tristement symbolique. Tout le monde sait que le Liban est un pays à genoux, depuis longtemps. Je pense que les gens sont au courant. Mais chacun est occupé par ses histoires. C’est toujours pareil : il faut un drame pour que les gens regardent...

Vous évoquiez l’an dernier la force de résilience du peuple libanais. Vous y croyez toujours ?

Bien sûr ! Un pays, ça réagit comme un être humain. Evidemment que le Liban va se relever, continuer. Mais en ce moment, si un pays n’avait pas besoin de ça, c’était le Liban... Il n’y a pas d’équilibre dans la classe politique. Aujourd’hui encore, aucune leçon n’a été tirée des assassinat­s politiques. Le tribunal n’a jamais vraiment rendu son verdict concernant les responsabi­lités dans l’assassinat de Rafic Hariri, quinze ans plus tard. Alors on se dit : “On ne saura jamais. Personne ne va payer sa responsabi­lité pour ce qui vient de se passer”. » On le sait tous. C’est désolant.

Cet événement est-il révélateur de cette incurie gouverneme­ntale ?

Il le sera de toute façon. Même si c’est un accident, une catastroph­e comme celle-ci ne peut être que de la responsabi­lité de ceux qui décident. Ces tonnes de nitrate d’ammonium sont stockées dans un entrepôt depuis des années : tout le monde le dénonce depuis très longtemps, et personne n’a bougé ! Des personnes sont responsabl­es de les avoir gardés à proximité de la population civile, dans un endroit fréquenté. C’était une bombe à retardemen­t ! Il y avait un dégoût profond de la part de la population libanaise ; il est encore plus fort aujourd’hui. Des civils sont morts, il y a des milliers de blessés... Dans ma famille, il n’y a heureuseme­nt pas eu de décès. Mais des enfants ont eu des blessures graves, des très proches sont à l’hôpital.

Vous êtes à Beyrouth ? !

Je suis à  kilomètres, dans la banlieue de Beyrouth. Ma famille vit ici, où j’avais la chance d’être quand ça a explosé... et là-bas. Le drame dans le drame, c’est qu’il y a eu deux explosions. La première n’a pas été la plus meurtrière. Beaucoup de gens sont allés regarder par la fenêtre ce qui se passait. Et la seconde explosion a soufflé leurs fenêtres. Enormément de gens se sont pris des vitres, et même les cadres des fenêtres !

Ce n’était pas votre cas ?

On a entendu la première explosion, longue et sourde, alors qu’on papotait tranquille­ment. On s’est regardés un peu bizarremen­t, sans réagir. Malheureus­ement, on a l’habitude. J’ai pensé «Ildoity avoir un attentat, une voiture piégée... » Quelques secondes après, il y a eu cette énorme déflagrati­on. Celle-là était monstrueus­e, monstrueus­e ! La maison a tremblé. On a cru qu’on se faisait bombarder. J’ai appelé ma fille et ma famille, on a couru sous les abris qu’on utilisait dans les années  durant la guerre civile. Trente ans plus tard, on en est encore là...

Comment comptez-vous apporter du réconfort, à vos proches et audelà, grâce à votre notoriété ?

Depuis plusieurs mois, je travaillai­s sur un projet de concert pour lever des fonds pour le Liban. Car la situation est dramatique. Je pense qu’on va mettre les bouchées doubles. On va essayer d’aller plus loin, de faire quelque chose d’important, ne serait-ce que pour sensibilis­er les gens... Pour qu’on n’oublie pas le Liban. La musique, c’est quelque chose de très instinctif, un peu naïf et nécessaire­ment innocent. C’est grâce à ça qu’on arrive

Il faut toucher le fond pour repartir de l’avant. Ça y est, le Liban l’a touché ?

On pensait l’avoir déjà touché, le fond. C’est ça le pire...

Comment permettre au Liban de repartir – dans la bonne direction cette fois ?

Il est très important de sensibilis­er la diaspora libanaise. Elle est riche, puissante, intéressan­te, cultivée, multicultu­relle, de toutes les confession­s, très solidaire avec le pays... mais elle vit loin. Moi, je fais partie de la diaspora restée très proche du Liban. Je compte beaucoup sur la solidarité des Libanais de dehors. C’est grâce à eux que le Liban tient encore. Parce qu’ils peuvent envoyer de l’argent, de l’aide, du soutien politique. Je crois beaucoup à la force de cette diaspora.

Vous lancez un appel ?

Selon moi, il va falloir compter sur elle pour que le pays ne s’écroule pas. Il faut évidemment l’aide internatio­nale. Mais c’est sur sa propre famille qu’on peut, qu’on doit le plus compter. Et cette famille libanaise, elle compte  à  millions de personnes dans le monde – quatre fois plus que les habitants du Liban ! Ce sont eux qui peuvent lui permettre de se relever. Il n’y a pas d’autre solution. Les Libanais du Liban ne peuvent pas tout faire tous seuls...

La résilience, toujours ?

Je sais qu’elle existe. Même aujourd’hui, alors que l’impact a soufflé la moitié de la ville, qu’on n’arrive pas à circuler, on sait que la vie continue. Alors même qu’on est en train de compter les morts et les blessés, les gens reprennent le travail. C’est parti ! Pas comme si de rien n’était. Mais avec une cicatrice en plus. C’est cette résilience qui permet de tenir.

 ?? (Photo Cyril Dodergny) ?? Ibrahim Maalouf le  juillet, à l’occasion d’un double concert privé à l’Opéra Garnier de Monaco.
(Photo Cyril Dodergny) Ibrahim Maalouf le  juillet, à l’occasion d’un double concert privé à l’Opéra Garnier de Monaco.

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