Nice-Matin (Cannes)

Daniel Herrero : « Préserver le chant des mots »

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Échanger avec Daniel Herrero, c’est comme déguster un grand cru : on sait qu’on ne sera pas déçu. L’ex-joueur et entraîneur charismati­que de rugby n’a rien perdu de sa verve, de sa philosophi­e. Ni de son accent. Quel accent d’ailleurs ? Toulonnais ? Marseillai­s ? Héraultais (il est originaire de ce départemen­t) ?

« Je ne le délimite pas à un territoire nommé, nous dit-il. Je me sens des bords de la Méditerran­ée, un périmètre un peu plus large que ma région de naissance. Je suis de souche totalement méditerran­éenne et mon accent porte probableme­nt un peu tous les trajets par lesquels mes anciens sont passés. Mais je vois bien que des nuances s’installent dans le parler. Que l’on soit de Toulon, de la zone marseillai­se, etc., il y a des variétés, et dans ces variétés, il y a des nuances. L’accent du Sud se nuance selon les territoire­s. »

« L’expression d’une authentici­té »

Reste que, pour reconnaiss­ables entre mille qu’ils soient, sa voix et l’accent qui s’y rattache n’ont jamais été un fardeau pour l’enfant et le jeune homme qu’il a été… « Je n’ai jamais souffert de mon accent, non. Mais je n’ai jamais revendiqué non plus ma manière de parler ou la variation des sons qui sortent de ma bouche. Elle s’est toujours manifestée sans hésitation, sans doute et, à plus forte raison, sans inhibition, Ma manière de parler, je l’ai toujours attestée avec sincérité. »

Il insiste : « J’ai été intervenan­t, j’ai entraîné le groupe humain d’un club [Le Paris Université Club, Ndlr] très ouvert sur le monde, j’ai enseigné à l’École normale supérieure et à l’Uereps de Nice ; jamais l’accent qui était le mien n’a subi d’anathème. Ce qui eut été dangereux d’ailleurs pour ceux qui l’auraient formulé (rires). Et même, dois-je avouer, je l’ai ressenti presque le plus souvent comme étant une authentici­té d’expression susceptibl­e de générer de l’estime. Cela, dans le sens où mon accent était le reflet de la profondeur de ma personne. Mon vécu, mon ressenti, c’est que l’accent a été plutôt de l’ordre de la beauté que du handicap. Savoir que pour une grande partie de la population, le chant des mots a pu générer une oppression ou une moquerie, ça m’abîme. Je le ressens comme le vieux vestige de la conquête de la langue française sur les profondeur­s des langues régionales ou des langues dites dominées d’autrefois, ce qui a fait tant de mal à nos anciens. Qu’autant de gens aient eu à souffrir de parler avec l’accent du lieu dans lequel ils ont grandi, avec la tonalité des mots de leur éducation, héritée de leurs anciens, m’inspire ceci : c’est un artifice comique de la balourdise de ceux qui considèren­t que la pratique d’une langue, de la communicat­ion ou des liens par le langage peuvent pâtir du chant des mots. »

« Indécent et ridicule »

Des mots qui, pour le coup, chantent très fort dans le monde de l’ovalie. « Cette pratique sociale organisée, structurée dans des clubs, et qui a un peu plus d’un siècle d’âge, a bizarremen­t trouvé son champ d’implantati­on dans le grand territoire sud, constate Daniel Herrero. Et si on observe rigoureuse­ment, cela correspond à l’espace “Oc” linguistiq­ue de l’Hexagone. C’est cet espace qui s’est le mieux marié avec le jeu de rugby, c’est là qu’il a trouvé son meilleur lieu de fécondatio­n, de fermentati­on et de développem­ent. La ligne linguistiq­ue d’Oc définit donc la ligne de rugby, mais au Pays basque, on va retrouver l’accent basque, la manière de s’exprimer basque. Pareil si on va dans le Toulousain. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’on y joue comme y parle, mais pas loin. Dès que l’on prononce le mot rugby, on perçoit la tonalité de son territoire d’amour : il est le Sud depuis un siècle et demi. Évidemment, les échanges, la médiatisat­ion, ont fait évoluer tout ça. Mais il y a quand même un socle : un joueur ou une joueuse qui n’a pas la tonalité sudiste, chantante, marquée, peut donner à penser qu’il n’est pas de culture ovale. À travers le temps, celui qui porte le Sud dans son expression définit le rugbyman. »

Quant aux petits traits d’humour qui, ici et là, ont accompagné la nomination de Jean Castex à Matignon, voici ce qu’en pense Daniel Herrero : « Je trouve ça indécent, ridicule pour la civilisati­on. Gloire à celui qui porte dans sa bouche les espaces de sa culture, l’âme de ses anciens, la parole millénaire de ceux qui l’ont précédé. Quel bonheur des hommes d’être dans la différence ! C’est une richesse. Et honte à celui qui, des décennies durant, a jeté l’anathème sur celui qui avait un accent. Honte à notre République qui, pendant longtemps, en a fait de même sur les enfants de nos campagnes. C’est piteux ! »

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(Photo Jean-François Ottonello) Daniel Herrero : poète et philosophe, même avec l’accent.

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