Le Grand Acteur par Didier van Cauwelaert
Que les boutonnières vierges
Plumes célèbres ou auteurs prometteurs, leurs écrits nous ont manqué. Pendant tout l’été, chaque semaine, nous vous avons donné à voir de leur écriture, chaque semaine, au travers d’une nouvelle. Créée spécialement pour notre journal, et illustrée par Sylvie T., dessinatrice niçoise. Après Alexandre Jardin, Sophie de Baere et Daniel Picouly, notamment, c’est Didier van Cauwelaert qui clôt en beauté ce feuilleton, avec cette pépite drôle et tendre.
J’avais dix ans et demi quand je découvris la haine – la pire, celle qui succède à l’admiration. Cette semaine-là, dans toute la France, était consacrée aux aveugles. Le lundi matin, à l’école des Magnolias, sur les hauteurs de Nice, mon instituteur Monsieur Poletti avait demandé un volontaire. Le courageux bénévole se verrait confier une boîte en fer bosselé avec une fente dans le couvercle, ainsi qu’une planche d’autocollants destinée à garnir d’une canne blanche sur fond rouge la boutonnière des généreux donateurs. Il s’agissait de faire la quête, quoi. Je levai la main, spontanément. Notre école communale n’était pas mixte, la fille de M. Poletti venait travailler dans notre classe lorsque son institutrice était malade – ce qui, par bonheur, était souvent le cas – et je ne ratais jamais une occasion de l’éblouir en jouant les mâles dominants du CM1. Je gagnerais une fortune en huit jours, je lui sauverais un maximum d’aveugles, et elle sortirait avec moi quand on serait grands.
Je ne tardai pas à déchanter. Le vendredi soir, j’avais péniblement récolté vingt francs en pièces de cinq, fruit de la générosité discrète de ma grand-mère et de la parcimonie raisonnée de mes parents, qui, déjà membres bienfaiteurs de l’association pour laquelle j’étais censé lever des fonds, m’encourageaient à sensibiliser les inconnus sur la voie publique plutôt que de me contenter de ponctionner ma famille. Sauf que les passants me contournaient comme un lépreux, dès que j’agitais ma sébile en fer pour faire tinter mes quatre pièces à titre incitatif.
Peut-être mon slogan, clamé sur un ton joyeusement racoleur, péchait par excès d’optimisme (« Rendez la vue aux aveugles, merci ! »), inspirant du coup une suspicion d’escroquerie.
Toujours est-il que la seule obole que je recevais en retour, sur le chemin de l’école comme à la terrasse des cafés, tenait en quatre mots : « On a déjà donné » – ce qui était faux, vu que je ne sollicitais que les boutonnières vierges. Pour ménager mon amour-propre, je dégarnissais ma planche de cannes blanches autocollantes en les fixant discrètement dans le dos des passants, façon poisson d’avril. Mon dernier espoir résidait dans le week-end. Ça tombait bien : je devais justement le passer chez les riches, à SaintPaul-de-Vence. Mon oncle et ma tante m’avaient invité, en compagnie de leur filleul André, dans leur maison proche du village de luxe où pullulaient millionnaires et célébrités. Ça me changerait de mon quartier, où les gens n’avaient pas toujours les moyens de leur bon coeur, comme me l’avait expliqué ma grand-mère pour me réconcilier avec le genre humain. Arrive le dimanche matin. Fort du soutien spontané de mon copain André, qui s’est affublé de lunettes noires et adopte une démarche tâtonnante pour illustrer la bonne cause dont je m’efforce de remplir les caisses, me voici déboulant sur la place de Saint-Paul à la sortie de la messe. « Regarde ! », s’exclame soudain mon faux aveugle de démonstration.
« C’est Machin, là, comment il s’appelle déjà ? Le type qui rentre le chiffon dans les oreilles de Louis de Funès ! »
Je suis la direction de son doigt et, dans une trouée de la foule, j’aperçois effectivement le grand acteur.
Tout auréolé de son triomphe dans La Folie des grandeurs, Yves Montand pérore au milieu du terrain de boules en expliquant à son partenaire, de sa voix de stentor, pourquoi il aurait fallu qu’il pointe au lieu de tirer :
- « La picaresta, Lulu, bon sang de bois, ce n’est pas un devoir électoral ! Quand on ne sait pas, on s’abstient ! »
Ovation de ses fans, dirigée contre l’infortuné tireur qui ne sait plus où se mettre. Nous attendons la fin de la partie. Alors, rassemblant mon courage dans la main droite, je traverse le terrain et, présentant ma boîte fendue à la vedette en bras de chemise, je bredouille :
- « Bonjour, M’sieur Montand, c’est pour les aveugles. » L’interpellé me dévisage, se
fige, lâche ses boules et, brusquement, étend les bras dans un geste de tribun qui aussitôt instaure le silence dans la foule.
- « Pour qui ? », hennit-il dans un rictus.
Je déglutis péniblement. Il me toise comme si j’avais proféré une injure, un gros mot. D’une voix en montagnes russes, j’articule avec le plus de virilité possible :
- « Ben… les non-voyants. Pour leur rendre la vue. »
- « Leur rendre quoi ? »
Cramoisi, je sens les regards de la foule converger vers moi. Le silence tendu s’éternise parmi les spectateurs qui retiennent leur souffle.
- « Non, mais vous entendez ? Les apostrophe brutalement la star de la pétanque. Vous entendez cette ignominie ? » Des « ooh ! » de moutons de Panurge se rallient machinalement à son indignation.
- « Voilà !, enchaîne l’acteur en tapant dans ses mains. Voilà tout ce qu’a trouvé Monsieur Pompidou pour financer la recherche scientifique ! “Rendre la vue aux aveugles ?” Tu parles ! Transformer nos gamins en mendiants, oui ! En mendiants ! » Et il m’arrache ma boîte à sous, la brandit de droite à gauche.
- « Vous trouvez vraiment que c’est un exemple à donner à nos jeunes ? Déjà que le gouvernement vous saigne à blanc, voilà qu’en plus il envoie vos pitchouns faire la manche ! C’est pour ça qu’on s’est battus, c’est ça l’héritage de Mai 68 ? Hein, ho ? Vous savez ce que ça mérite, comme réponse ? Vous savez ce qu’on lui dit, au gouvernement ? »
Ma sébile au-dessus de sa tête, il en martèle le couvercle dans un geste obscène qui déclenche les huées de la populace – concentrées sur moi, faute de mieux. Symbole désigné de l’exploitation des mineurs, de la démission des pouvoirs publics et de l’aveuglement social, je serre les dents pour ne pas pleurer.
Mon copain André, de son côté,
s’est empressé de retirer ses lunettes noires, de peur que la foule ne retourne sa colère contre nous, complices involontaires de la droite racketteuse dénoncée par le militant bouliste.
- « Allez, petit, va faire la leçon à tes parents et à ceux qui t’ont volé ta dignité !, me harangue-t-il en me rendant l’objet de ma honte, avec un gratouillis dans les cheveux qui achève de me mortifier. Et qu’on ne t’y reprenne plus ! »
La tête basse, André et moi repartons à travers le troupeau qui s’écarte en applaudissant le donneur de leçons du terrain de boules. Je planque la boîte en fer sous mon polo. Plus question de mendier le moindre centime, dans ces conditions. On n’en veut pas de votre pognon, salauds de riches ! Durant les deux kilomètres de soleil plombé sur la route des Gardettes, on ne décolère pas.
On imite Montand, on se répète sa diatribe en le caricaturant, on le ridiculise à notre tour pour essayer de reprendre le pouvoir sur notre humiliation publique.
Plus on écume, plus on se soulage. - « Mais quel débile ! »
- « Et quel radin ! »
- « Plus jamais je regarderai ses films ! »
- « Il a raison, De Funès : des coups de pieds au cul, c’est tout ce qu’il mérite ! »
- « Moi j’espère qu’il va se prendre une boule dans la tronche ! »
- « Dans les yeux, tiens ! Ça lui apprendra à se moquer des aveugles ! »
De retour chez mon oncle et ma tante, on fait contre mauvaise fortune bon coeur. On répond aux questions avec des grimaces de sourire. « Oui, oui, ça s’est très bien passé, on est ravis, qu’est-ce qu’on mange ? »
- « Ils ont été généreux, j’espère, les saint-paulois ! », claironne ma tante.
Histoire de vérifier, elle prend la boîte en fer, ouvre le couvercle. Alors, le ciel nous tombe sur la tête. Muets de stupeur, André et moi fixons les trois billets de cinq cents francs pliés au-dessus des quatre pièces de monnaie. Sous le couvert de sa harangue, le comédien, avec une dextérité de prestidigitateur, avait dû les glisser dans la fente au moment où il tambourinait sur la sébile pour fustiger le gouvernement.
J’ai revu Yves Montand en 1988. C’était à l’avant-première parisienne de La Maison assassinée de Georges Lautner, le premier film auquel j’avais collaboré. Cette fois, c’est lui qui se dirigea vers moi. Tandis que je posais pour les photographes avec Patrick Bruel – copain de service militaire pour qui j’avais écrit le rôle principal –, le vétéran du box-office, qui venait de s’illustrer dans le Papet de Jean de Florette, me lança à la cantonade : - « Très bien, de confier les dialogues à un jeune ! Enfin la Gaumont nous sort un film qui sort des sentiers battus ! »
Pour la seconde fois, à dix-sept ans de distance, Montand m’apostrophait en présence d’un pote tout en prenant l’assistance à témoin.
Est-ce cette impression de remake qui fit monter dans ma gorge des mots irrattrapables ? En voyant
le grand acteur m’utiliser comme prétexte pour dénoncer, à présent, non plus les carences de l’État face au problème des non-voyants, mais l’aveuglement des instances cinématographiques qui, beuglaitil, « ne produisaient d’habitude que des pitreries pour vieux bourgeois, au lieu de nous donner des films
avec un vrai discours social », l’enfant blessé de Saint-Paul-de-Vence se réactiva soudain en moi, et je m’entendis répondre à ses compliments d’une voix presque aussi tonitruante que la sienne. En quelques phrases, je lui rappelai notre première rencontre, et le remerciai de sa générosité cachée tout en lui reprochant sa cruauté de façade. Comme lui, je m’appuyais sur l’auditoire entre
chaque phrase, avant de replonger dans ses yeux. « Était-il vraiment nécessaire, Monsieur Montand, d’humilier deux gamins pour briller sur leur dos, tout en les gratifiant à leur insu du plus beau des cadeaux ? C’est ainsi que vous êtes devenu mon acteur préféré, pour mille cinq cents francs, mais vraiment il n’y avait pas de quoi être fier. »
Visiblement, l’époux de Simone Signoret avait totalement oublié cette anecdote du terrain de boules. Mais il s’y intéressa, les yeux brillants, comme si je lui racontais une jolie scène qu’il se réjouissait de tourner dans un film à sa gloire. Au lieu de me demander pardon rétrospectivement, il me dit bravo.
- « Pensez à moi pour votre prochain script », conclut-il avec une tape sur mon épaule, avant de regagner le buffet.
Yves Montand est mort à la page 67 du scénario que je lui écrivais sur mesure. Nouveau tour de cochon. Mais, cette fois, il n’offrit pas de compensations.
C’est ça, l’héritage de Mai ?
À dix-sept ans de distance, Montand m’apostrophait