Nice-Matin (Cannes)

« La France s’enfonce dans un obscuranti­sme badin »

Valérie, prof d’histoire-géo à Nice, était hier de la manif. Sous couvert d’anonymat, elle témoigne de sa peur, de tous ces signes qui, au fil des années, s’accumulent, l’inquiètent

- GRÉGORY LECLERC gleclerc@nicematin.fr

Mes proches s’inquiètent que je vous parle. » Valérie (1) est professeur d’histoiregé­ographie dans un établissem­ent de centre-ville, à Nice. Hébétée, horrifiée par l’attentat, elle a toutefois tenu à témoigner. Contre l’avis de sa famille. Car, nous glisse-t-elle, elle va parfois travailler « la peur au bide quand il s’agit d’évoquer les caricature­s de Mahomet ». Cette prof, qui a roulé sa bosse dans l’Éducation nationale, se considère pourtant comme une combattant­e de la République. « J’y vais avec la peur au bide, c’est vrai, mais depuis cinq ans je continue car on s’enfonce en France dans un obscuranti­sme badin qui s’instille à tous les niveaux. »

Le marqueur, le point de bascule, elle le situe donc au 7 janvier 2015. Les attentats de Charlie Hebdo. « Des gamins ont refusé de chanter la Marseillai­se dans ma classe. » Celle qui a été biberonnée à Charlie Hebdo ,au dessinateu­r Vuillemin, aux Dingodossi­ers de Marcel Gotlib et René Goscinny, en reste abasourdie.

« Je me suis plaquée au mur »

« La première année post Charlie, quand j’ai évoqué les caricature­s, un élève s’est levé. Une grande baraque. J’ai cru qu’il allait me mettre une baffe, je me suis plaquée au mur pour l’éviter. »

Elle raconte son établissem­ent de centre-ville qu’elle affectionn­e. Elle parle de la paupérisat­ion. Ses classes accueillen­t une population diverse : riche, pauvre, enfants de commerçant­s, de cadres, d’employés, de chômeurs. Ses classes ont changé en vingt ans. Elle se souvient d’une époque, il y a vingt ans, où l’instructio­n de la religion était « joyeuse ». « C’était beau, j’adorais cela ». En tant que prof d’histoire, elle dit vouloir enseigner « ce qui fédère, pas ce qui divise ». Elle martèle que les trois religions sont jumelles. Ne fait aucune différence, n’établit aucune hiérarchie. Ne stigmatise aucune religion mais ne s’empêche jamais de dénoncer les formes d’intégrisme. Un événement l’a marquée, pour ne pas dire traumatisé­e, dans sa chair d’enseignant­e. « Je montrais le David de Michel-Ange. Une gamine de confession musulmane a pris la parole et m’a dit que je n’avais pas le droit de le montrer car c’était un homme nu. Il a fallu que j’explique la Renaissanc­e, que je décrypte. » Cette anecdote l’a frappée. Dans un autre de ses cours, où l’on parlait d’architectu­re, de l’art roman et gothique, une élève avait refusé de dessiner le plan d’une église. On y dessinait aussi des mosquées. Valérie s’est inquiétée, a convoqué la maman.

« Tout est prétexte à empoignade »

Chaque sujet est désormais devenu prétexte à empoignade : l’homosexual­ité, le mariage pour tous, la nudité, l’avortement. Quand ce ne sont pas les théories du complot dont cette génération est abreuvée.

« Quand je montre les caricature­s, des gamins tournent la tête en disant que c’est ignoble, honteux. Ça part souvent en live, ça gueule dans tous les sens, mais je prends le temps de décrypter. D’expliquer que depuis Louis-Philippe

caricaturé en poire, c’est un art. Que les dessinateu­rs de presse sont les fantassins de la démocratie. Qu‘aucun verset du coran n’interdit la caricature du prophète. J’en appelle à leur intelligen­ce. Tous mes cours sont basés sur la tolérance, l’acceptatio­n de l’autre. J’arrive à retourner ces gosses, non pas dans leur foi, que je respecte totalement, sans réserve, mais dans certaines dérives totalitari­stes. Et, chaque année, ils comprennen­t. »

Elle dit ne jamais avoir eu de plaintes de parents. En revanche une collègue lui a glissé en salle des profs qu’il

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J’ai cru qu’il allait me mettre une baffe”

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Une collègue a tenté de la dissuader de montrer les caricature­s”

vaudrait mieux arrêter de montrer les caricature­s. Dans une Éducation nationale où la parole est totalement muselée – « Ma hiérarchie n’accepterai­t pas que je vous parle en ce moment » –, elle se déclare libre. «Jen’ai jamais rendu de comptes. » Selon elle, le pays se crève de ne pas nommer les choses. « Il y a une tiédeur à parler. Pourtant Camus disait que, mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »

Valérie se voit en « combattant­e » de la République et de la laïcité. Elle n‘entend pas lâcher. Mais elle tremble, malgré tout. « Vous m’assurez que vous ne donnez pas mon nom ? » 1. Son prénom a été changé pour respecter son anonymat

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