« Quelque part, nous sommes tous fautifs »
Sous le choc après le meurtre de Samuel Paty, professeurs et chefs d’établissement témoignent de leur métier difficile, entre concessions par peur d’être racistes et combat pour la laïcité...
On savait qu’il y avait des menaces sur l’École. Mais jamais on aurait pu imaginer ça », lâche Sylvie Pénicaut secrétaire académique du SNPDEN-UNSA, syndicat de chefs d’établissement. Cette réflexion résume l’état d’esprit du corps enseignant à la suite de l’assassinat, par décapitation, de Samuel Paty. Cette syndicaliste et proviseure de lycée à Nice ne se sent pas seule sur le front aux côtés des enseignants. « On est aidé par l’équipe mobile de sécurité du rectorat, par des vade-mecum sur les procédures à suivre en cas d’atteinte à la laïcité. Mais ces remises en cause existent depuis plus de 25 ans. » Comme bon nombre de ses collègues, elle a été confrontée à des « incidents ». « À chaque échelon, on a tous minimisé les problèmes par peur de tomber dans le racisme. Quelque part, nous sommes tous fautifs, car on a tous fait des concessions. »
« Plus jamais ça, jusqu’à la prochaine fois »
L’un des dangers, ce sont les réseaux sociaux et ce qui y circule. « Quatre jours après ce drame, la vidéo du père de famille tourne toujours sur Internet. Hallucinant, non ? », s’énerve Roger (1), professeur d’histoire-géo et d’éducation morale et civique, dans un lycée niçois « sans problème ». S’il se dit non concerné par le phénomène de radicalisation, Roger jette un regard cynique sur ces rassemblements. «On est dans l’émotion pure, comme en 2015 après les attentats de Charlie Hebdo . On crie tous “plus jamais ça”, puis on va oublier jusqu’à la prochaine fois. »
« La parole d’un prof remise en cause »
Professeur de marketing, Geneviève enseigne « par choix » dans le supérieur pour avoir en face d’elle, des jeunes « plus matures ». Toutefois, elle évoque «un climat difficile, tendu ».« Aujourd’hui, la parole d’un prof est remise en cause, par des élèves qui, en cours, vont sur Internet avec leur portable pour vérifier si vos données sont correctes. Parce que, c’est bien connu, ironise-t-elle, “Google a toujours raison”. À croire que les jeunes n’ont plus confiance en nous, leurs enseignants. »
« On leur a demandé de se montrer plus discrets »
Professeur documentaliste dans un collège niçois, Évelyne traite de la liberté d’expression. Si ces messages passent bien auprès de ses élèves, ce n’est pas le cas ailleurs, dans d’autres établissements, où les cours des enseignants sont remis en cause par des parents d’élèves. «Faceà des situations très tendues, certains de mes collègues ont dû faire amende honorable, raconte Évelyne. On leur a demandé de se montrer plus discrets. Ordre de leur hiérarchie au nom du “pas de vague”. »
« Plus de cohésion et de formations »
Ces paroles de professeurs, sur le terrain, en première ligne, s’accompagnent aussi de solutions. « Il faut faire bloc, profs et administration, tous ensemble, insiste Évelyne. Pour Sylvie Pénicaut, cela passe par la formation des enseignants pour qu’ils soient bien outillés afin de « tenir cette ligne de crête entre ce qui peut être discuté et ce qui ne l’est pas ». Et d’inviter les parents, après ce drame, « à ne plus remettre en cause sans arrêt l’autorité, et à faire confiance aux enseignants ».
Directeur d’école à L’Ariane, à Nice, quartier en réseau d’éducation prioritaire renforcé, Marc Le Roy jure que le climat scolaire est apaisé. Lui, a instauré des « papothèques » repas partagé, avec distanciation oblige, pour parler de tout avec les familles. Y compris de religion, de laïcité à l’école. « Par la discussion, insiste-t-il, on a mis fin aux absences non justifiées à la piscine, comme on a réglé le cas de ces élèves qui, lors de sorties scolaires, partaient sans piquenique parce que c’était le ramadan. Il y a des lois, celle de la République, nous les appliquons. »
Demande d’explications
Par rapport au secondaire (collège, lycée), l’école semble plus préservée des faits de radicalisation. « À moins que les collègues ne s’autocensurent, le climat est apaisé, estime Gilles Jean, secrétaire départemental du SNUIpp, syndicat enseignant dans le 1er degré. En 2015, après les attentats de Charlie Hebdo, la minute de silence avait été bafouée. Y compris dans certaines de nos écoles, où on avait vu des enfants se détourner du drapeau français. L’épreuve, ça va être à la rentrée de la Toussaint, le 2 novembre, lors de la minute de silence en hommage à notre collègue. »
Et d’expliquer que depuis l’attentat de Charlie des cellules sur la laïcité, sur la lutte contre la radicalisation ont été créées, « mais rien ne sort. On va demander solennellement lors du CDEN (Conseil départemental de l’Education nationale qui se tient aujourd’hui) des informations pour prendre la juste mesure de l’islamisme radical. » 1. Les prénoms ont été changés.