Nice-Matin (Cannes)

« Nous avons transmis la honte d’être français »

Le philosophe Pascal Bruckner s’émeut, dans son dernier livre, de la dictature des antiracist­es, décoloniau­x et néo-féministes qui font de l’homme blanc le responsabl­e de tous leurs malheurs

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY PRUDHON tprudhon@nicematin.fr

Son livre, Un coupable presque parfait (1), est un long râle d’exaspérati­on. Néo-féministes, « antiracist­es racistes » et décoloniau­x y sont habillés pour l’hiver. Le philosophe Pascal Bruckner, autrefois proche de la gauche avant de s’en éloigner, ne supporte plus de voir « l’homme blanc en érection mangeur de viande » affublé de tous les maux. Un nouveau Satan à la fois violeur, raciste et négrier en puissance. Il y voit la patte d’une américanis­ation caricatura­le de la société française, qui remplace un racisme par un autre et nous mène tout droit vers une société tribalisée, en proie à la guerre de tous contre tous.

La lutte des genres, des races et des communauté­s, dites-vous, a remplacé la lutte des classes…

Oui. Autrefois, la pensée politique, surtout à gauche, était axée sur la lutte des classes. Les uns étaient réformiste­s, les autres révolution­naires, mais c’est à partir des classes sociales qu’on essayait de comprendre la société. Aujourd’hui, à cette compréhens­ion se substituen­t les concepts de race, de genre et d’identité, importés des Etats-Unis, qui s’adaptent assez mal à la situation française.

Vous y voyez l’empreinte d’une américanis­ation de l’Europe. Mais en 1950, vous le rappelez, Aimé Césaire assimilait déjà la colonisati­on au nazisme…

Césaire, militant anticoloni­aliste, pensait que le colonialis­me était proche du nazisme. C’était l’optique d’un homme qui vivait en Martinique, avait connu la dureté de l’occupation française, le souvenir de l’esclavage et voulait redéfinir les relations avec la France. Mais il a aussi validé le maintien dans la communauté française, en étant maire de Fort-de-France et député.

Les décoloniau­x d’aujourd’hui ne sont donc pas ses héritiers ?

Non. Ni ceux de Frantz Fanon [penseur martiniqua­is, figure de l’anticoloni­alisme au XXe siècle]. Ce qui caractéris­e les décoloniau­x d’aujourd’hui, c’est plutôt l’esprit de revanche, l’obsession pigmentair­e, alors que Frantz Fanon pensait au contraire que personne n’avait à payer pour l’esclavage imposé à ses ancêtres. Il était plus moderne que ceux qui se réclament de lui. Il nourrissai­t encore un projet universali­ste de réconcilia­tion, quand certains veulent d’abord faire payer les descendant­s des esclavagis­tes.

Pour vous, la gauche, par ses dérives clientélis­tes, a une responsabi­lité dans l’éclatement de la société…

Oui, énorme. Toute la gauche n’en est pas responsabl­e, mais La France insoumise en porte sa part. Jean-Luc Mélenchon, qui était un laïc pur et dur, s’est mis à défiler au côté du Collectif contre l’islamophob­ie en France (CCIF) qui, je l’espère, sera bientôt hors la loi. Sur les questions de l’islam radical, il est plus qu’ambigu, non par conviction mais par pur opportunis­me.

En , à niveau social égal, il est devenu, jugez-vous, plus simple d’être une jeune fille qu’un jeune homme…

Effectivem­ent, l’avenir appartient davantage aux femmes qu’aux hommes, c’est une conséquenc­e du féminisme. Elles réussissen­t mieux à l’école et dans une ou deux génération­s, la parité sera bien plus forte qu’aujourd’hui. Le vrai combat porteur d’émancipati­on doit être économique.

Et à l’inverse, il est dur d’être un homme aujourd’hui ?

Tout dépend quel homme, en termes de pouvoir et de classe sociale. Mais oui, avoir  ans aujourd’hui, quand on est un garçon, c’est avoir à s’interroger sur ce qui est permis et ne l’est pas. En particulie­r en matière de problémati­que amoureuse : qu’est-ce que faire sa cour ? A mon époque, c’était plus facile. Les choses étaient plus claires et nous étions dans une logique d’émancipati­on. A présent, on risque à chaque instant de tomber sous le coup de la loi. On s’aime en présence de son avocat ! Il y a, à la fois, beaucoup de liberté et beaucoup de soupçon, surtout sur l’homme, coupable par excellence puisque son anatomie et sa force font de lui un danger.

Quand Jacques Chirac a prononcé son discours sur la responsabi­lité de la France dans la rafle du Vel-d’hiv’, tout le monde a applaudi. A quel moment un pays doit-il arrêter de battre sa coulpe ?

C’est l’honneur d’une démocratie de reconnaîtr­e ses crimes et il y en a eu. Mais il existe à mon sens un problème de réciprocit­é. Si, par exemple, le président de la République présente solennelle­ment ses excuses à l’Algérie, vont-elles clore les comptes et l’Algérie va-t-elle nous tenir pour quittes ? J’en doute. Les Algériens vont-ils, à leur tour, balayer devant leur porte, dévoiler les crimes de l’indépendan­ce ?

Par une ironie de l’histoire, les Algériens qui protestent contre le pouvoir du FLN se réfugient chez nous : l’ancienne puissance coloniale, décrite comme un pays abominable et couvert de sang, est devenue le bastion de la liberté. C’est bien la preuve que notre nation ne se réduit pas au discours manichéen qu’en donnent certains historiens médiatique­s.

Qu’avons-nous donc raté dans la transmissi­on de nos valeurs pour que certains se sentent « français malgré eux » ?

Malheureus­ement, la seule valeur que nous ayons vraiment transmise est la haine de soi, la honte d’être français, l’abaissemen­t de la nation. Cela, nos ennemis l’ont saisi et ils appuient là où ça fait mal, en insistant sur la culpabilit­é coloniale et raciste. Le repentir intervient dans cette dialectiqu­e entre des minorités actives, qui profitent des faiblesses de notre droit, et une mentalité défaitiste très prégnante parmi nous.

Est-ce que vous ne cédez pas vous-même à une forme d’outrance, en donnant plus d’importance qu’ils n’en ont à des courants très relayés médiatique­ment mais qui restent minoritair­es ?

Comme vous les dites, ces courants saturent les médias et ils sont surtout très implantés à l’université. A Sciences po et dans les diverses facultés, nombre de thèses portent sur le décolonial­isme, le néo-féminisme ou l’antiracism­e à l’américaine. Je ne pense donc pas exagérer le rôle de ces courants devenus suffisamme­nt puissants pour être combattus.

Vous avez accusé, sur Arte, la militante antiracist­e Rokhaya Diallo d’avoir « armé le bras des tueurs » en poussant à la haine contre Charlie Hebdo. Vous maintenez ?

Elle n’est pas la seule, évidemment. Il faut ajouter Mediapart et des dizaines de personnali­tés représenta­tives d’un certain islamo-gauchisme. Le pseudo-concept d’islamophob­ie est devenu un moyen de criminalis­er quiconque ne s’agenouille pas devant un certain islam.

‘‘ Une partie de la gauche a préparé idéologiqu­ement, au nom de l’antiracism­e, le massacre contre Charlie Hebdo”

Faut-il alors réprimer tous les propos qui peuvent entraîner des dérives dramatique­s ?

Je respecte la liberté d’expression mais elle entraîne une certaine responsabi­lité. Quand les mots anticipent une exécution de masse, ils ne sont pas innocents. Toute une partie de la gauche a préparé idéologiqu­ement, au nom de l’antiracism­e, le massacre contre Charlie Hebdo.

1. Editions Grasset, 352 pages, 19 euros.

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(Photo J.-F. Paga) Pascal Bruckner : « Le soupçon pèse sur l’homme, coupable par excellence... »

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