La Tannerie culture à la friche
Celia Levi signe un roman dépeignant avec acuité les mécanismes à l’oeuvre dans une ancienne friche reconvertie en centre culturel, à travers les yeux d’une provinciale un peu gauche et sentimentale « montée » à Paris.
Jeanne aimerait bien avoir le mot qu’il faut, se signaler par sa répartie acérée dans les discussions entre collègues. Jeanne voudrait faire preuve d’autant d’aisance que ces filles aux chevilles fines qui semblent flotter quand elles marchent. Ah, que ce serait plus simple si elle savait disserter à propos des films de la Nouvelle Vague, si elle connaissait les petits bars « où il faut absolument aller ».
Mais Jeanne n’est pas comme ça, tant pis. Arrivée à Paris pour devenir libraire, cette Bretonne débarque à La Tannerie pour payer sa colocation. La Tannerie, c’est l’un de ces tiers lieux qui prennent racine sur les vestiges d’une vieille usine, autrefois florissante puis tombée en désuétude. On y organise des expos exigeantes, on y fait jouer des circassiens. On dessine les contours d’une forme d’utopie, aussi. Entre personnes convaincues de représenter le camp du bien, on prône le vivre-ensemble.
Les mots, sans les actes
Jeanne est embauchée comme « accueillante ». En CDD reconductible, évidemment. Formée au pas de charge, elle ne cesse de chercher sa place dans cette nouvelle communauté. Il faudrait peut-être qu’elle se fasse violence, qu’elle arrête de se laisser trimballer d’un coin à l’autre de cet antre aux dimensions gigantesques. Ou bien qu’elle enrichisse son stock de potins pour donner le change devant les microondes toujours en panne de la salle de pause. À Pantin, le long du canal de l’Ourcq, La Tannerie s’installe peu à peu. Son directeur est un humaniste raffolant des discours. Il aime clamer des slogans, du genre : « Le lieu, c’est le lien. » Ou bien : « L’art, c’est organique ». Quand il s’agit de manager ses troupes, le ton change...
Entre ces murs rénovés, des défilés ou des événements d’entreprise sont organisés. Une cantine « popu’ », mais pas trop, ouvrira bientôt. Pour marquer sa conscience politique, le site abrite des oeuvres réalisées avec le bois d’épaves ayant charrié des migrants à travers la Méditerranée. D’ailleurs, un campement de réfugiés s’est installé non loin de La Tannerie.Le personnel commencera par leur apporter des couvertures et de la nourriture, avant de les trouver un peu gênants.
Jeanne s’en soucie un temps, aussi. Mais son esprit est rapidement encombré par d’autres pensées. Il y a ce Julien sur lequel elle fantasme souvent, épatée par sa décontraction et le vernis culturel de « bon goût » qui entoure chacune de ses phrases. Elle, la jeune femme empruntée, a du mal à savoir s’il s’intéresse vraiment à elle. La Bretonne se prend aussi de passion pour les assemblées de Nuit Debout. Jusqu’à ce que la flamme s’éteigne peu à peu.
Elle étudiait leurs toilettes, les manteaux pelucheux des filles, leurs bottines. Elle se comparait. Elle sentait que ses habits à elle étaient trop passe-partout, qu’ils ne suivaient aucune mode, qu’ils ne disaient rien sur elle, ou plutôt dans leur insignifiance ils disaient qu’elle n’était rien.” (La Tannerie, page )