Nice-Matin (Cannes)

« Nous ne sommes pas à l’abri d’une figure qui viendrait tout renverser»

L’émergence de leaders populistes est analysée par l’écrivain Christian Salmon comme l’avènement d’un pouvoir « grotesque ». Mais derrière se cache une conquête du pouvoir, aujourd’hui à l’oeuvre jusque sur notre propre sol

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT

Qu’est-ce que le pouvoir grotesque et d’où vient-il ?

Historique­ment, l’adjectif grotesque qualifie ce qui « sort du cadre ». Aujourd’hui, il définit ce qui est comique, surprenant, hors des convention­s, qui relève au fond du registre carnavales­que. Le carnavales­que, c’est le renverseme­nt du haut et du bas, l’outrance, le fait de privilégie­r la langue populaire, de moquer le « beau parler »… Cette définition m’a frappé en analysant les comporteme­nts des nouveaux leaders que sont Bolsonaro, Trump, Johnson ou Salvini : leurs interventi­ons dans les meetings, dans les talk-shows ou sur les réseaux sociaux épousent totalement ces formes carnavales­ques !

Vous voulez parler de cette sorte de dynamitage du système que pratique notamment Donald Trump ?

On peut, en effet, prendre Trump comme l’archétype de toutes ces figures. Normalemen­t, quand on veut diriger les États-Unis, on essaie de se présidenti­aliser : lui n’a rien fait de tout cela. Il a au contraire choisi de surfer sur la spirale du discrédit, c’est-à-dire la crise d’autorité de toutes les figures du pouvoir, qu’il soit politique, journalist­ique, intellectu­el ou médical… C’est d’ailleurs assez fascinant : Trump n’a pas de programme ! Ses discours n’ont ni début, ni fin, ni forme. Il ne finit pas ses phrases, ne fonctionne que par injonction­s, hyperboles, litotes. Mais c’est un producteur de téléréalit­é, quelqu’un de parfaiteme­nt rodé à la frénésie numérique qui marque notre époque...

Son attitude, souvent vue comme impulsive et désordonné­e serait donc réfléchie ?

Il suffit de le voir en meeting pour comprendre qu’il maîtrise ces codes à la perfection. Il n’a peut-être pas de programme à vendre, mais il sait s’adresser à son électorat. Il sait parler aux déclassés, aux nostalgiqu­es, aux inquiets.

Comment ce discours a-t-il pu porter à ce point ?

Le  septembre , puis la crise financière de , ont fait gonfler les rangs de ceux qui ne croient plus les récits perçus comme « officiels ». Entretemps, l’irruption des réseaux sociaux en  a offert une scène à cette contestati­on. Une scène grotesque, une scène clownesque, qui n’obéit plus aux mêmes règles que la scène politique ou médiatique classique. Avec l’avènement de cette scène, ce sont désormais les règles de la téléréalit­é, du carnavales­que, qui priment.

Selon vous, l’avènement des technologi­es numériques a été décisif…

A travers l’activité des Gafam (), qui enregistre­nt en permanence nos traces, on est passé de la propagande massive et indistinct­e à une propagande ciblée, individuel­le, directe, inspirée de toutes les informatio­ns que nous laissons derrière nous. On conforte ainsi les gens dans leur bulle en leur adressant non pas un slogan ou un discours électoral global, mais le slogan qu’ils ont envie de lire ou d’entendre.

Mais ce travail de ciblage demande d’autres qualités que celles des leaders populistes ?

C’est là qu’apparaît le deuxième personnage derrière le bouffon : l’ingénieur informatic­ien. Celui qui tisse le réseau et répand le message. Lorsque Donald Trump a été élu en , on a commencé à s’intéresser à cette figure. Et comme on avait besoin d’une explicatio­n, on a fait de l’informatic­ien le génie derrière l’élection. Or, c’est finalement moins lui que les grands groupes qui ont fait basculer la campagne. Les gens de chez Facebook, Google et autres ont rejoint la campagne de Trump pour récupérer les centaines de millions de dollars balancés pour des publicités sur les réseaux sociaux. Ils ont donné cette impulsion incroyable à la campagne numérique de Trump.

Mais il ne s’agissait que d’argent. Pour eux, la haine n’est pas une opinion. C’est un modèle industriel, avec lequel ils ont fait leur fortune.

En quoi la crise sanitaire modifie-t-elle cette nouvelle donne politique ?

Elle a amplifié ce phénomène. Bolsonaro, Trump, Johnson ont tous affiché leur mépris du virus. Et leur gestion de la crise a été catastroph­ique. D’ailleurs, tous les trois ont été contaminés ! Estce

que ça les a fait changer ? Non. Le problème, c’est que ces bouffonner­ies, cette incompéten­ce, sont justement la source du crédit dont ils jouissent auprès d’une partie de la population. Dans une économie de l’attention comme celle dans laquelle nous vivons, cette attitude transgress­ive, qu’on la dénonce ou qu’on la soutienne, attire les regards. Les bouffons sont au centre de l’attention. Et comme ils rejettent les arguments habituels du pouvoir – un discours, une idéologie, une stature, une éthique –, ils exercent une sorte de pouvoir absolu. Ils peuvent dire n’importe quoi, enchaîner les mensonges, attaquer leurs adversaire­s de la manière la plus vulgaire. Parce que le pouvoir grotesque ne repose sur rien.

Cette violence symbolique engendre une violence réelle. Le dernier stade de ce phénomène peut-il être l’effondreme­nt de nos démocratie­s ?

Les bouffons ont déconstrui­t l’espace de la délibérati­on. Or, lorsque vous déconstrui­sez les conditions du débat, que vous rabaissez celui-ci, que vous en niez l’importance, vous décervelez les gens, à qui il ne reste alors plus que la violence. Nous risquons fort d’en voir les conséquenc­es aux Etats-Unis dans la foulée du vote, avec une très probable flambée de violence post-électorale. Mais il ne faut pas accuser les seuls bouffons. Il faut aussi que nous nous rendions compte que nous avons laissé les extrémiste­s cadrer le débat. Nous sommes en réalité dans un moment protofasci­ste, où tout peut basculer.

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C’est là qu’apparaît le deuxième personnage derrière le bouffon : l’ingénieur informatic­ien.”

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Nous sommes en réalité dans un moment protofasci­ste, où tout peut basculer.”

Qui, en France, se rapproche le plus de cette bouffonner­ie galopante ?

En France, le bouffon ne s’est pas incarné dans une figure ou un mouvement politique. Marine Le Pen devrait être cette candidate. Mais elle a fait le choix de se dédiabolis­er, ce qui montre qu’elle n’a pas compris le virage qui était en train de s’opérer. Du coup, le discrédit du politique se manifeste chez nous par des poussées comme celle des « bonnets rouges » ou des

« gilets jaunes ». Cela dit, nous avons quand même vu apparaître quelques symptômes du virus bouffonesq­ue, dont l’un des aspects les plus ridicules a été l’irruption de Jean-Marie Bigard et de sa pseudo-candidatur­e.

Il n’y a donc pas de figure qui émerge à ce stade ?

La bouffonner­ie au sens où je l’entends est incarnée, aujourd’hui, par des gens comme Eric Zemmour, qui est conscient de ce qu’il fait et de ce qu’il dit, qui vend chacun de ses livres à plus de   exemplaire­s et qui dispose d’une tribune tous les soirs à une heure de grande écoute… On est passé, en France comme ailleurs, du débat public et politique à la culture du clash, au talk-show, à l’exhibition des politiques…

Toute la scène politique et médiatique est en train de s’organiser dans l’attente de l’émergence d’une figure bouffonesq­ue. Nous ne sommes donc pas à l’abri d’une surprise, de l’émergence d’une figure qui viendrait tout renverser.

1. Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft « La Tyrannie des Bouffons », éditions Les Liens qui Libèrent, 224 pages, 16 €.

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