Nice-Matin (Cannes)

Le talent d’un maître

- JEAN CHAUSSIER

Julien nous a quittés. Les souvenirs se bousculent, les images déferlent. La vie derrière soi… Buenos-Aires, 25 juillet 1978, fin de matinée. Depuis une heure, accompagné de nos confrères Roger-Louis Bianchini et Mario Brun, deux plumes historique­s de « Nice-Matin », nous sommes à ses côtés, dans l’appartemen­t de Carlos Monzon. Grâce à Tito Lectoure, le patron du Luna Park, le temple de la boxe sud-américaine, Julien a obtenu une longue interview du légendaire boxeur argentin qui défendit victorieus­ement 14 fois son titre mondial des poids moyens.

L’art de l’interview

Comme d’habitude, il mène l’entretien avec une formidable maîtrise, mélange de malice, de curiosité jamais satisfaite, d’art subtil de pousser l’interviewé dans ses retranchem­ents, de se faire raconter des anecdotes qui accrochero­nt le lecteur. Un travail d’artiste face à ‘‘El macho’’, le féroce cogneur.

Mais ce n’est pas un jour comme les autres : à 15 h aura lieu Argentine-Pays-Bas, finale du Mundial de football. Le temps presse. Avec Roger, nous disons à Julien : «Ilfaut partir pour le « Monumental », pas question de rater le coup d’envoi ». Mais notre ami veut que son interview soit encore plus complète et nous demande : « Restez avec moi. On est bien avec Carlos, on a vraiment de la chance d’être ici ». Pourtant, comme toujours et en douceur, il a déjà obtenu d’une star mondiale une interview beaucoup plus longue que convenu. Quitte à le fâcher, nous partons sans lui. Buenos-Aires et toute l’Argentine retiennent leur souffle. A notre arrivée, le stade est un volcan noyé sous un déluge de papelitos.

Aisance déconcerta­nte

Ambiance incroyable, fanatique. L’heure tourne, toujours pas de Julien et nous commençons à nous inquiéter…. A cinq minutes du coup d’envoi, il apparaît enfin en tribune de presse, d’une stupéfiant­e décontract­ion alors que les envoyés spéciaux venus du monde entier sont tous assis à leur pupitre depuis longtemps. A la mi-temps, il couche quelques notes sur le papier et dès la fin du match rédige son article avec une aisance déconcerta­nte, insensible à la pression. Le talent à l’oeuvre : un style nerveux si personnel, plein d’images, de détails, de trouvaille­s, un angle original, une analyse technique au laser. L’écriture et l’oeil d’un maître capable aussi, un soir de match européen de folie à SaintEtien­ne, d’improviser dans l’urgence au téléphone un texte de grande qualité, facilité qu’il gardera jusqu’à la fin de sa carrière. Un équilibris­te virtuose.

Au centre de presse du Mundial, rue Sarmiento à Buenos Aires, nous avons vu au fil de cette Coupe du Monde des envoyés spéciaux de grands quotidiens français lui demander du bout des lèvres s’ils pouvaient récupérer le papier qu’il venait de transmettr­e par fax à NiceMatin afin de s’en inspirer, voire carrément le ‘‘pomper’’ le lendemain. Relax, Julien acceptait presque avec plaisir. Mais le bon prince savait se transforme­r en un redoutable censeur, implacable parfois dans ses jugements sur les dirigeants et joueurs de l’OGCN. Son opinion était crainte, pesait lourd. Pendant nos trente ans de journalism­e sportif à Nice-Matin, nous avons effectué des centaines de reportages à ses côtés. Il nous a toujours impression­nés et beaucoup appris. Si bien qu’après cinquante ans d’amitié, nous n’arrivions toujours pas à le tutoyer. Sans doute par respect et admiration pour ce maestro.

« Ton vrai patron, c’est le lecteur »

Le matin, le premier article que nous recherchio­ns dans le journal était celui de Julien : nous savions que nous allions nous régaler à le lire. Et aujourd’hui, nous avons toujours en mémoire sa vision du métier : « Ton vrai patron, nous répétait-il, ne doit pas être le P.D-G ou le rédacteur en chef mais le lecteur. Essaye toujours, si possible, de lui apporter ce qu’il attend : au restaurant, quand vous commandez de la viande, on ne vous sert pas du poisson… Si le matin, chez lui ou dans un bar du Vieux-Nice, de Saint-Roch ou de Carras, il te lit avec plaisir et jusqu’au bout, tu as bien fait ton travail, tu as gagné… Et n’oublie jamais de soigner les détails ». Jeune, Julien voulait devenir… commissair­e de police. Mais après des études de droit, il bifurqua vers le journalism­e. Dès ses débuts à « L’Espoir », complément de Nice-Matin du début d’après-midi, son talent s’imposa avec ses « Cancans à gogo », savoureuse rubrique d’infos et d’échos. La police avait peut-être perdu un futur grand flic, mais le journalism­e venait de récupérer un authentiqu­e et indiscutab­le talent.

Nissart dans l’âme

Les journaux parisiens, l’Equipe notamment, lui ont fait des offres de service qu’il a toujours refusées, sans hésiter : il ne se voyait pas vivre et travailler ailleurs qu’à Nice, sa ville. Niçois dans l’âme, il adorait jouer aux boules avec ses copains de la place Arson, - « à la lyonnaise,

pas à la pétanque » précisaiti­l -, évoquer les matchs de foot de son enfance avec son équipe de Barla-Saluzzo, expliquer dans le moindre détail comment sa mère Inès qui tenait le Bar de la Vigne place d’Armes (devenue place du XVe Corps) préparait le stockfisch, les tripes, les raviolis-daube, la pissaladiè­re…. Et il se délectait à raconter des “cagades’’ dans un nissart parfait, se souvenir des matchs au Ray dans les années 50, des frasques et des feintes de Yeso Amalfi, des bons mots de Numa Andoire, des facéties d’Alberto Muro, de soirées mémorables à la Pignata, à la Madonette…

Nous aurions aimé avoir son talent pour lui rendre cet hommage. A défaut, nous lui disons affectueus­ement adieu en lui demandant : « De là-haut, envoyez-nous de temps en temps un de ces papiers dont vous aviez le secret. Nous adorerons, comme toujours, vous lire… »

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(Photo DR) Julien Giarrizzi et Jean Chaussier en  à Paris après la finale de la Coupe de France Monaco-Saint-Etienne.

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