Les Alpes-Maritimes territoire des « gangs » en -
Ce « département de l’arrière » selon Ralph Schor, a traversé la Grande Guerre dans une étrange atmosphère de pauvreté, d’extrême tension et d’explosion de la délinquance
Loin du front, les combats sont une réalité lointaine, presque abstraite pour les Azuréens. Du moins jusqu’à ce qu’après l’armistice, on fasse le décompte funèbre des Morts pour la France : plus de 9 000 jeunes gens tués au front. Près de 5 % de la population des Alpes-Maritimes et 10 % des jeunes hommes qui avaient été mobilisés. Loin du bruit et de la fureur de la guerre, la Côte d’Azur, ce « département de l’arrière » comme le définit Ralph Schor, chercheur et professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Nice, vivra cependant de terribles épreuves pendant les quatre interminables années de la Grande Guerre. Rationnement, afflux de réfugiés, explosion de la délinquance, de la prostitution de la « misère » et émergence de « gangs ». Ralph Schor nous raconte cette face cachée de la Grande Guerre, comme il l’avait déjà fait dans un brillant essai (Le département de l’arrière. Les AlpesMaritimes pendant la Grande Guerre), paru en 2018 (1).
Quel est l’état d’esprit dans les Alpes-Maritimes lors de la mobilisation générale en ?
C’est l’enthousiasme, mais aussi la crainte. L’Italie voisine est alors alliée à l’Allemagne et à l’Autriche. A Nice, un quart des habitants est alors de nationalité italienne. La peur de l’ouverture d’un second front dans le Piémont est générale. Lorsque l’Italie déclare d’abord sa neutralité, puis en entre dans le conflit aux côtés de la France, le soulagement général donne lieu à des scènes de liesses où les
‘‘ Azuréens et les immigrés italiens se rejoignent pour célébrer l’événement.
On est très loin du front sur la Côte, la guerre y est-elle plus abstraite ?
Non au contraire. Tant de jeunes azuréens sont partis au front, les nouvelles sont si rares que l’inquiétude est générale. L’angoisse le dispute parfois à la colère. En témoigne, par exemple, le monument aux Morts érigés à Clans à la gloire des Poilus tombés pour la France. On peut lire sous l’inventaire des martyrs, une phrase terrible qui en dit long sur l’état d’esprit de la population : « Maudits soient les responsables de cette guerre et honneur à ceux qui ont travaillé pour la paix ».
Quel est la préoccupation majeure des azuréens si loin du front ?
Manger sans doute. S’il n’y avait pas eu le train de Pignes pour maintenir tant bien que mal l’approvisionnement, les AlpesMaritimes auraient sans doute souffert d’une vraie famine. La liaison ferroviaire entre Nice et Marseille, pendant quatre ans, fut exclusivement réservée aux transports de troupes et d’armement vers le second front en Italie. Ignorant cela, les Azuréens pensèrent alors – ce qui est souvent une seconde nature de notre part – que c’est Marseille et les Marseillais qui, comme toujours, nous avaient coupés les vivres et nous plongeaient dans la misère.
Le « département de l’arrière » était aussi le lieu où les grands blessés étaient soignés ?
Les grands hôtels, le Negresco, mais aussi le Majestic ou le Régina à Nice, furent en effet transformés en hôpital militaire. Ce que l’on sait moins, c’est que la guerre avait contraint les autorités à déplacer des millions de gens. Le front s’étalait sur plus de dix départements, dont une grande partie des habitants fut déplacée dans le Sud, et notamment sur la Côte d’Azur. Des dizaines de milliers de réfugiés, venus de Lorraine et du Nord atterrirent ainsi sur la Côte. Leur présence suscitait parfois la colère des Azuréens : on avait faim, les hommes n’étaient plus là, les
‘‘ femmes devaient trouver du travail pour que les familles survivent, et ses réfugiés, eux, étaient pris en charge par l’Etat dans des hôtels qui avaient été réquisitionnés juste pour eux. Une histoire avait alors défrayé la chronique : un groupe de réfugiés lorrains avait dévasté, saccagé l’hôtel à Cannes ou ils étaient hébergés pour se plaindre du traitement... culinaire qui leur était infligé. On pourrait appeler cette fronde celle des « pâtes à l’ail » ! Ce n’est pas une plaisanterie. Ils firent alors souffler un vent de fronde sur la Croisette pour dénoncer la cuisine à l’ail !
Beaucoup de colère donc ?
Oui. Lorsque la guerre est déclarée, les autorités raflent tous les ressortissants allemands. Ils sont un millier environ. On les enferme dans un camp d’internement sur les îles de Lérins. Pour les Azuréens, le sort de ceux qu’on appelle les « boches » est bien trop doux. On accuse l’Etat de leur offrir des vacances paisibles à Lérins pendant que nos Poilus tombent à Verdun. Les tensions sont extrêmes.
Le fait marquant, selon vous, de ces quatre années dans les Alpes-Maritimes ?
C’est l’explosion de la violence et de la délinquance juvénile. Les pères sont absents. Les forces de l’ordre sont en effectifs réduits ; les gendarmes aussi ont été mobilisés. Parce que l’approvisionnement en charbon est de plus en plus aléatoire, les mairies renoncent un jour sur deux, parfois sur trois, à l’éclairage public. À l’instar de ce que l’on a connu dans les années quatre-vingt aux Etats-Unis, les bandes de jeunes gens de à ans s’organisent comme de véritables « gangs ». Ils prennent le pouvoir dans la rue. Font régner la terreur sur leur territoire. Chacun s’est doté d’un nom de « guerre ». Il y a les « Cloche en l’air » dans le vieuxNice. Les « As de Pique » du quartier de Riquier. Ou encore « Les Passe-Partout » à Menton. Les graffitis n’existent pas encore, mais ils marquent les limites de leur territoire par des sigles menaçants qu’ils gravent sur les murs de leur quartier. Ils agressent les passants, multiplient les cambriolages. Comme la mendicité dans le même temps explose, que la misère pousse des centaines de femmes – notamment parmi les réfugiés – à la prostitution, la Côte d’Azur, jusque-là lieu de villégiature de l’aristocratie européenne et de la très grande bourgeoisie, vit des heures noires.
Quelle réponse fait-on à ses débordements ?
Pas grand-chose. Sinon que la haute société s’élève contre le mauvais exemple que donneraient les films de gangsters. Au box-office azuréen, ils cartonnent dans les nombreuses salles de cinéma muet à Nice. Des pétitions sont lancées pour interdire leur programmation. On vise notamment un film Les mystères de New York dont l’interdiction est exigée par la bonne société azuréenne. Naturellement, le cinéma a bon dos.
La révolte des pâtes à l’ail »
Les gangs comme à New York »