Nice-Matin (Cannes)

« Nous sommes tous comme des enfants punis »

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Psychologu­e et psychanaly­ste, il enseigne à la Pitié-Salpêtrièr­e. Michaël Stora préside aussi l’Observatoi­re des mondes numériques en sciences humaines, qu’il a cofondé en 2000, et connaît particuliè­rement bien le monde des adolescent­s et des jeunes adultes.

Quelles répercussi­ons ce moment particulie­r a-t-il déjà sur les jeunes gens ?

Un mal-être engendré par ce reconfinem­ent, dans cette problémati­que de privation de liberté et de sentiment d’impuissanc­e. Sûrement à cet âge-là, on le constate déjà. À dix-huit, vingt ans, nous sommes encore dans une fin d’adolescenc­e où tous les possibles sont envisageab­les. Et finalement, on sent bien qu’il y a aujourd’hui une sorte de double peine. C’est-à-dire que l’on est encore dans cette quête identitair­e qui n’est pas encore finie, qui est en train de se construire. Dans le même temps, cette quête est presque empêchée, tout simplement, par les mesures que nous connaisson­s.

Vous travaillez beaucoup sur l’addiction aux jeux vidéo. Est-ce encore pire ?

Eh bien, paradoxale­ment, mes patients qui ont des soucis d’addiction aux jeux vidéo vont très, très bien, dans cette période. Oui, les « gamers » vont bien ! D’habitude, ils sentent le poids d’une sorte d’instance que l’on pourrait nommer « culpabilit­é sociétale ». Autrement dit, ils se retrouvent, en temps normal, confinés volontaire­s. Lorsque le monde entier est confiné, il n’y a plus cette mauvaise conscience, d’une certaine façon. Exit cette tyrannie qui existe lorsque l’entourage, donc le monde, continue à vivre sans eux. Ils sont renvoyés parfois à cet isolement, mais quand tous y sont réduits, au fond, il n’y a plus aucune justificat­ion. Donc, étrangemen­t, lors du premier confinemen­t, je continuais les séances par téléphone mais les « gamers » n’avaient quasiment rien à me raconter : ils allaient super-bien ! Du reste, beaucoup de jeunes en ont profité pour rejoindre cette communauté. D’abord parce que c’est une occasion de se retrouver autour d’un enjeu. Aussi parce que le jeu vidéo permet, au-delà des addicts, de vivre des choix, de prendre des risques, des initiative­s, de sublimer le corps. On retrouve, lors du confinemen­t, ce piège du virtuel : d’une certaine manière, le bonheur numérique l’emporterai­t sur le bonheur réel. Ce qui est inquiétant.

Et sur le plan sentimenta­l ? Internet remplace-t-il les rencontres réelles ?

Non. La relation au virtuel reste une relation partielle. Ce qui permet de se sentir présent vis-à-vis d’un autre, ce sont

nos cinq sens. Or, le visuel n’est pas une sensoriali­té très empathique. La plus empathique, c’est le tactile. Se satisfaire d’une relation virtuelle peut même, chez des personnes qui n’allaient pas trop mal, créer des formes de phobie sociale. Au fond, mes patients addicts aux jeux vidéo ont développé cette phobie sociale parce qu’ils sont seuls. Et sortir, pour eux, devient inquiétant.

Qu’est-ce qui leur manque le plus ?

Il est encore difficile de voir quels seront les effets collatérau­x. On a commencé à constater en pédopsychi­atrie que les consultati­ons adolescent­es pouvaient malheureus­ement s’accentuer, tout en sachant que, souvent, c’est un révélateur de pathologie­s préalables. On va dire que l’on n’a pas attendu le confinemen­t pour savoir qu’il y a des problémati­ques familiales. Néanmoins, cette période de découverte ne s’arrête pas à dix-sept ans, elle peut se poursuivre jusqu’à vingt-cinq ou trente ans. La question de pouvoir rencontrer sa petite copine, même s’il y a toujours moyen de contourner les règles, cela engendre énormément de frustratio­n. Et la frustratio­n peut engendrer une forte lassitude qui peut devenir un affect dépressif. On est renvoyé à une position un peu infantile, ce qui est notre cas à tous, j’ai envie de vous dire… Lors du déconfinem­ent, on a pu voir tous les rassemblem­ents des jeunes, et ce besoin vital de se toucher, de s’embrasser, de faire la fête, un peu comme un adulte qui serait soumis, toute la semaine, à une pression sociale, et éprouverai­t, le week-end venu, le besoin de se soûler.

Est-ce une jeunesse un peu gâchée ?

C’est l’idée d’un traumatism­e qui marquerait évidemment la psyché. On est dans une forme de traumatism­e sociétal. Donc, on n’est pas vraiment seul. Je croise les doigts, nous n’allons pas vivre éternellem­ent dans cette situation-là, on va imaginer qu’il y a un après. Donc, la possibilit­é de se retoucher, de s’embrasser, de revivre quelque chose.

Aujourd’hui, nous sommes tous un peu comme des enfants punis.

Cela peut-il entraîner un ressentime­nt chez les jeunes ?

Mes enfants sont des ados, un prof a pété les plombs en leur disant qu’au fond, les jeunes étaient responsabl­es de cette deuxième vague. Pour lui, ceux-là, dans leur insoucianc­e, auraient manqué de respect vis-à-vis de leurs grands-parents. Ce que j’ai trouvé profondéme­nt injuste et même assez dégueulass­e. J’ai toujours été très empathique à l’égard des adolescent­s, je pense qu’il faut l’être deux fois plus. Prendre soin de nos jeunes. Avoir une position de bienveilla­nce.

‘‘ Mes patients qui ont des soucis d’addiction aux jeux vidéo vont très, très bien”

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