Marc Trévidic : « Aujourd’hui, c’est la haine qui l’a emporté »
Dans son nouveau livre, Le Roman du terrorisme, le magistrat cherche à explorer la méthode de ceux qui sèment la terreur au fil de l’histoire pour éclairer la réalité actuelle
Ancien juge d’instruction antiterroriste, il remonte dans son dernier livre aux racines du terrorisme, s’interroge sur ses motivations et son caractère indissociable du jeu trouble des relations internationales. Il se penche également sur la réponse politique et pénale que doivent apporter les états à cette menace et à l’apparition d’un « terrorisme de haine », quasiment impossible à déjouer..
Vous vous êtes penché sur l’histoire millénaire du terrorisme. Selon vous, le terrorisme est avant tout
« une méthode au service d’une stratégie ». Quand et pourquoi cette méthode a-t-elle été théorisée ?
Pour moi, tout démarre avec l’ordre des Assassins, fondé en Perse, en 1089, par un homme nommé Asan ibn Sabbâh. Cet ordre est la première organisation à avoir théorisé l’usage du terrorisme, en édictant ses méthodes d’endoctrinement, de dissimulation, d’organisation, d’une manière qui n’était jamais apparue aussi structurée dans l’Histoire. Je voulais d’ailleurs appeler mon livre Discours de la méthode terroriste, en référence à Descartes et à ce côté très rationnel des organisations terroristes. Car il s’agit d’une constante : lorsqu’on se penche sur les organisations comme Abou Nidal, Al Qaeda, l’IRA ou l’ETA, on voit que le terrorisme est quelque chose de réfléchi, de planifié, de très organisé.
Mais alors, comment en sommes-nous arrivés à la barbarie anarchique de ces derniers mois ?
Les organisations que je viens de citer, qui ont commis des actes abominables, oeuvraient pour une cause. Elles avaient un but. Aujourd’hui, c’est la haine qui l’a emporté. Nous faisons face à des gens qui sont radicalisés et qui agissent sous l’empire de pulsions haineuses. C’est quelque chose qui échappe complètement à la méthode terroriste dite classique, et qui à vrai dire n’est plus vraiment maîtrisable. Cette transformation est le résultat direct de l’attitude de l’État Islamique, qui a répandu la haine en appelant au meurtre de façon aveugle. Il n’y a plus aucune stratégie, plus aucun but.
Ne faut-il pas craindre que ces passages à l’acte isolés, que nous peinons à prévenir, ne nous renvoient une impression d’impuissance ?
Ça nous renvoie non seulement à notre impuissance mais aussi au mauvais côté de l’être humain. La haine qui est exprimée à travers ces actes fait naître chez nous un sentiment assez similaire, ce qui est très dangereux pour l’équilibre de notre société, qui risque de basculer vers une haine indifférenciée envers tout ce qui se rattache à l’islam. Or, c’est justement ce que recherchent nos ennemis.
Vous voulez dire que cela fait partie de cette fameuse stratégie ?
L’un des préceptes du terrorisme est de savoir se servir de ses ennemis. C’est pour cela qu’il faut faire attention à ne pas prendre des mesures qui vont propulser dans les bras des radicaux des gens qui ne l’étaient pas à la base. Je ne suis pas laxiste en disant cela : je dis simplement qu’il faut faire attention à ne pas créer des vocations. Quand il y a une grande campagne d’assassinats par drone menée par les Américains et que ces attaques tuent des civils, cela fabrique des ennemis pour les États-Unis. Or, le but est que les groupes terroristes s’épuisent et ne puissent pas recruter facilement. En ce sens, les mesures indifférenciées sont des pièges, d’autant que nous disposons d’un arsenal législatif déjà conséquent, auquel il faut peut-être donner plus de moyens pour fonctionner. Et puis quel message envoyons-nous aux terroristes si nous en arrivons à modifier notre Constitution pour mettre en oeuvre des mesures répressives ?
Mais la situation ne commande-telle pas de telles mesures ?
Nous sommes clairement dans une confrontation, et nous devons résister. La France a déjà connu des périodes très dures : des guerres, la lutte contre le nazisme, l’occupation, mais elle a toujours lutté pour défendre ses libertés. On ne peut pas saborder ces libertés pour des attentats qui, malgré toute leur violence, restent très mesurés en termes d’impact. Je veux dire par là qu’on ne peut pas réagir après l’attentat contre Samuel Paty ou celui qui s’est produit à la basilique NotreDame de Nice comme après les attaques du 13 novembre. C’est donner trop de valeur à ces actes que de les mettre sur un même plan que des tueries de masse. Et ça fabrique des héros pour nos ennemis, qui les utilisent ensuite pour recruter.
Qu’est-ce qui explique que les actes terroristes soient devenus aussi imprévisibles ?
Il faut être clair : quelqu’un qui ne dit rien sur les réseaux sociaux, ne dit rien à sa famille ou à ses amis et qui ne profère pas de menaces en public est absolument indétectable. C’est pour ça qu’il faut être honnête avec les Français et ne pas prétendre que telle ou telle politique aurait permis d’éviter les derniers attentats.
« Pour lutter contre le terrorisme il faut s’attaquer à ses piliers fondateurs, écrivezvous, mais c’est trop compliqué diplomatiquement, politiquement ou socialement ». Que sousentendez-vous ?
Socialement, par exemple, si vous voulez lutter contre l’endoctrinement des enfants élevés dans l’islam radical, c’est extrêmement compliqué : vous allez faire quoi, enlever ces enfants à leurs parents ? C’est sans doute souhaitable mais c’est socialement inacceptable. Politiquement, on peut se poser la question de l’opportunité de vendre,
‘‘ Attention à ne pas créer des vocations”
‘‘ Il ne faut pas penser que d’un salafiste radical, vous allez faire un modéré”
comme nous le faisons, des armes à l’Arabie Saoudite, qui finance et contribue à propager l’islam radical dans le monde. Sur le plan diplomatique, on peut se poser la question du choix de nos alliés et du soutien qu’on leur apporte. Kadhafi, qui était un grand terroriste, a quand même planté sa tente chez nous, à deux pas de l’Élysée ! Je pense encore à l’Arabie Saoudite et à la façon dont elle a « pourri » certains pays comme le Pakistan, l’Afghanistan et aujourd’hui des pays africains. Or, la lutte contre le terrorisme n’est pas étanche : on ne peut pas à la fois soutenir ces pays et vouloir lutter chez nous contre le séparatisme.
« L’homme, quand il a trouvé un sens à sa vie misérable, ne peut plus revenir en arrière », écrivez-vous. Est-ce à dire que la déradicalisation est vouée à l’échec ?
C’est en tout cas extrêmement difficile. Les gens que j’ai pu croiser dans mes fonctions de juge antiterroriste avaient en général une vie assez terne, à laquelle la radicalisation avait donné un sens. Si vous leur demandez d’abandonner ça, il ne leur reste rien. Il ne faut donc pas penser que d’un salafiste radical, vous allez faire un modéré. Tout au plus pouvez-vous essayer de faire en sorte qu’il ne recoure pas aux armes. C’est le seul espoir d’avoir des résultats en matière de ce que nous appelons la déradicalisation.