Nice-Matin (Cannes)

Saint-Laurent-du-Var Au gué les gueyeurs !

Jusqu’au XIXe siècle, c’est à dos d’homme qu’on traversait le fleuve du Var, qui était dépourvu de pont.

- Nous@nicematin.fr

L’actualité a beau défiler à toute allure, on a encore en tête les images vues en octobre à la télévision du pont du Var résistant à la furie du fleuve lors des intempérie­s meurtrière­s. Robuste, inébranlab­le, le pont résista. Reliant les villes de Saint-Laurent-du-Var et de Nice, il s’appelle le Pont Napoléon III, en hommage à l’empereur qui rattacha Nice à la France en 1860. Bombardé pendant la guerre en 1943, il a été reconstrui­t en 1950.

Avant d’être en pierre, ce pont était en bois. Sa constructi­on remontait à 1792. Et avant 1792, le fleuve se traversait… à gué. C’est l’histoire qu’on vous raconte aujourd’hui

La « barque de l’hospice »

En 1763, arrivé sur les rives du Var, le docteur anglais Tobias Smollett, premier touriste célèbre de Nice, raconta : « Au village de Saint-Laurent, fameux pour ses vins muscats, il y a une équipe de passeurs toujours prêts à guider les voyageurs dans le passage de la rivière. Six de ces hommes, les pantalons retroussés jusqu’à la ceinture, avec des longues perches en main, prirent soin de notre voiture et par mille détours nous conduisire­nt sains et saufs à l’autre bord. » C’est de cette façon que

‘‘ l’on traversait le fleuve depuis des siècles. L’historien niçois Edmond Rossi a étudié cela en détail. Il rapporte que, jusqu’au XVe siècle se trouvait sur le rivage un ermitage où les religieux assuraient le passage en barque aux pèlerins se rendant à l’abbaye des îles de Lérins.

Au XVe siècle apparut la profession de « gueyeur ». Le métier consistait à porter les voyageurs à dos d’homme. En se mettant à plusieurs, ils portaient aussi les voitures.

Tous les matins, les gueyeurs sondaient le fleuve, le débarrassa­ient de ses branches et détritus, plaçaient des piquets aux endroits les plus sûrs. Le métier nécessitai­t de la force physique, mais aussi… de la moralité. On imagine en effet les tentations que suscitait le transport à dos d’homme des belles voyageuses !

Des abus eurent lieu, des vols, des viols, des escroqueri­es. Des gueyeurs furent emprisonné­s.

Éviter toute indécence

La profession dut s’organiser. En 1758, une entreprise privée en fut chargée.

Une convention fut signée. Les hommes devaient être « jeunes, vigoureux et sages, tenus de s’habiller de façon à éviter tout scandale et toute indécence ». Un code de conduite fut adopté :

« - Il faut que les gueyeurs soient des gens choisis et craignant Dieu,

- qu’ils fréquenten­t les sacrements et fassent leurs Pâques chaque année,

- qu’ils portent un tablier autour de la ceinture, - qu’ils aient de la pudeur et de l’honnêteté envers les personnes du sexe (sic),

- qu’ils soient charitable­s envers les pauvres et traitables envers les autres,

- qu’ils ne soient point abrutis par le vin pour ne pas se noyer et noyer les autres. »

Ainsi traversa-t-on le Var fut-il pendant des siècles. Victor Hugo ou Alexandre Dumas en portent témoignage.

 lanciers et  cavaliers

Il y eut aussi des armées entières pour franchir le fleuve.

En juin 1538, un pont de bateau fut construit pour faire passer les 700 lanciers et 200 cavaliers de l’escorte de François 1er venu signer avec Charles Quint la Paix de Nice.

En mars 1629, même chose pour la traversée des 10 000 chevaux et 12 000 fantassins du duc de Guise.

En 1691, les armées de Louis XIV traversère­nt le Var au gué de Gattières pour aller combattre le duc de Savoie.

En 1744, l’armée espagnole venue affronter le Royaume de Piémont Sardaigne édifia des passerelle­s en bois d’un îlot à l’autre au milieu du fleuve.

Le 29 septembre 1792, le général d’Anselme fait franchir l’armée révolution­naire française à gué et à la nage. Des hommes et des chevaux sont emportés par le courant. Anselme décide qu’il faut construire un vrai pont de bois. Ce sera le premier pont sur le Var. Pour le construire, toute la forêt voisine sera coupée.

Désormais, on pourra traverser le Var à pied sec. Il n’y a plus de gueyeurs. On a oublié jusqu’à l’existence du métier. Seule, aujourd’hui, une sculpture due à Susan Ledon, près du fleuve, en perpétue le souvenir. Le romanesque de la traversée est fini. ANDRÉ PEYREGNE

Jeunes, vigoureux, décemment habillés et craignant Dieu”

Les tarifs de traversée du Var ont, bien sûr, évolué avec le temps.

Ils concernaie­nt à la fois les hommes et femmes mais aussi les animaux et les charges.

Dans son ouvrage Ponts et merveilles sur les ponts du Var (Édition Serre), l’historienn­e Colette Bourrier-Raynaud les indique pour le XIVe siècle : - / denier par vache,

-  denier par personne ou par cheval sans charge,

-  deniers par charge de myrtille,

-  deniers par cheval chargé, ou pour chaque troupeau de trente chèvres cochons ou moutons,

-  deniers pour toute charge de saucissons, d’épice, de futaines, de cordages, de peaux.

Une gratuité était prévue pour les pauvres ainsi que pour les riverains transporta­nt quotidienn­ement des vivres.

Les fraudeurs s’exposaient à une amende de  livres et une confiscati­on de leurs animaux.

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 ?? (Photos A.P. et DR) ?? . Un dessin représenta­nt un gueyeur.
. Le pont du Var à la fin du XVIIIe siècle.
. La statue du gueyeur à Saint-Laurent-du-Var.
(Photos A.P. et DR) . Un dessin représenta­nt un gueyeur. . Le pont du Var à la fin du XVIIIe siècle. . La statue du gueyeur à Saint-Laurent-du-Var.
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