Gilles Jacob, à l’échelle d’une vie...
L’ancien président du Festival de Cannes révèle sa part intime dans L’Échelle des Jacob, émouvant récit sur sa dynastie familiale prise dans le grand tourbillon de l’histoire
À90 ans, c’était sans doute le bon moment. Laisser une trace indélébile, sans faux-semblant. Révéler une part intime, sans smoking ni noeud pap’apparent. Avec L’Échelle des Jacob, Gilles Jacob livre le récit d’une dynastie familiale, sur trois générations. Mêle la petite histoire de chacun aux illustres destinées de certains, à travers les affres de la Grande histoire et ses deux guerres mondiales. Pas de stars, mais des personnages réels, contrastés, dont on finit par se sentir proches et quasi familiers.
« Il n’y avait pas de livre sur les Jacob, mais c’est en réalité la saga d’une famille française de son temps, justifie l’auteur, de sa voix douce et posée. Partie de rien avec deux grands-pères paysans lorrains, dont l’un est quand même devenu polytechnicien, elle s’est développée avec François Jacob, prix Nobel de physiologie, Odile Jacob, éditrice mondialement connue, Pierre Jacob philosophe, et accessoirement, un directeur de festival...»
Il était une fois Auguste le grand-père, qui décide un jour de diviser une parcelle agricole, pour la revendre
‘‘ au double. Graines de l’ascension financière et sociale, et de la fortune immobilière des Jacob.
« Auguste savait à peine compter, mais il a découvert le commerce, beaucoup plus rémunérateur que le travail agricole. D’abord en Lorraine, puis à Paris avec ses trois fils, qui se sont partagé le marché immobilier de Normandie. Mais chaque jour à 17 heures, chacun se débrouillait pour venir dire bonsoir à la mère. »
Parmi ces trois fils, André le paternel, héros décoré de la guerre 1914-1918, et son épouse Denise, féministe avant l’heure qui avait obtenu son permis de conduire. Hélas, le ménage se désagrège au fil du temps et des péripéties traversées. Jusqu’au secret de famille : la tentative d’internement de Denise, par
André. « Ça reste une vive blessure mais ce n’est pas un roman où l’on peut travestir la réalité. En même temps, ça nous a soudés, mon frère Jean-Claude et moi. On a tenu bon contre mon père et, pour ma mère, ce fut une consolation. »
Sauvé des nazis par Adolphe !
Combats internes et intérieurs. Comme lorsque Gilles doit imposer la femme de sa vie, Jeannette, qui n’est ni juive ni riche et auvergnate !
« Ça a été dur, surtout avec mon père. Lorsque ma mère a compris que je ne reviendrais pas sur mon choix, pour ne pas perdre son fils, elle a complètement accepté mon épouse, puis est devenue une mamie gâteaux pour ses petits-enfants. » Mais aussi affrontements extérieurs. Le nazisme qu’il faut fuir dans le Sud. La Côte d’Azur comme terre promise. Nice, l’hôtel L’Hermitage, qui n’est plus seulement magie de Noël pour enfance en vacances, mais abri de la survivance.
« À Nice, j’ai dû défiler au chant de Maréchal Pétain nous voilà, un petit garçon m’a lancé un gland qui m’a cassé une dent ! Mais j’y ai de très bons souvenirs, notamment d’un prof de lettres au lycée Masséna qui fut une révélation pour moi. Je parcourais la ville à pied, j’empruntais le funiculaire pour remonter le boulevard Carabacel et la colline de Cimiez. » Insouciance juvénile d’un exil loin des canons et de l’Occupation. Jusqu’à ce jour de 1943 où la Gestapo est aux marches de l’Hermitage. Incroyable mais vrai, c’est un certain... Adolphe qui va sauver le petit juif et sa famille.
« C’était le barman. Il nous interdisait de jouer au billard de peur qu’on crève le tapis, mais il nous a fait partir en douce par les cuisines et nous a confiés à des amis. »
La suite se déroule en Isère, où Gilles et son frère sont « dissimulés » parmi les élèves d’un pensionnat catholique. Et si les évènements ont définitivement fait perdre la foi au cadet des Jacob, c’est néanmoins un serviteur de Dieu qui sauve les deux adolescents, lors d’une descente allemande sur les hauteurs montagneuses. La robe fait diversion, alors qu’un uniforme allait découvrir les frères, blottis derrière un piano. « C’est vrai, ce prêtre mérite de figurer parmi les Justes… »
À Nice, le goût du cinéma Une scène que reprendra Louis Malle dans Au revoir les enfants. Car le destin de Gilles Jacob est aussi une vie parallèle, indéfectiblement liée au 7e art. Même si l’intéressé s’est toujours bien gardé d’accaparer la lumière. Le cinéma a d’abord un petit goût transgressif, lorsque Miss Prosper, la gouvernante, emmène le petit garçon à ses premières séances.
« En réalité, elle y rencontrait un marin en permission. Je voyais ainsi des films qui n’étaient pas du tout pour moi, ce qui provoquait la fureur de mes parents. Mais c’est surtout à Nice, qui était la deuxième ville de France en nombre d’écrans, où j’ai consommé du cinéma. Ça n’était pas de la cinéphilie car je ne choisissais rien, je regardais tout, parfois plusieurs fois. Je me souviens du Chien des Baskerville, j’étais terrorisé à l’idée du monstre qui se trouvait peut-être derrière une porte. Je l’ai revu bien plus tard, j’avais toujours le frisson ! » Un film, Citizen Kane, l’incite à prendre la plume critique pour la première fois en 1946. Un autre, Histoire d’O, qu’il avait égratigné alors que son patron de l’Express l’adorait, met un happy end à cette carrière. Un mal pour un bien : l’heure de dérouler le tapis rouge au directeur du Festival de Cannes, dont il sera à la fois « l’otage et l’amant durant trente-huit ans ». Autre histoire sur la Croisette, à la fois hors et sur grand écran.
Une écriture simple, épurée, toujours raffinée. Qui étreint et émeut, sans effet de style superfétatoire. L’Échelle des Jacob n’est pas une Bible, mais ce récit familial reflète une époque, dont les échos mémoriels et sensoriels interpellent tout un chacun. Derrière la petite histoire aux péripéties délicates, on sent le souffle de la grande histoire qui gronde. Témoignage particulier, à la portée universelle. Élégance sans grandiloquence, à l’image de l’auteur qui fait preuve de discrétion, voire d’autodérision. Même au sommet des marches du Palais, à Cannes. Le propos n’est jamais plombant, et l’on s’accroche à ces pages comme au fil du temps, comme pour un roman. Saga à cheval sur deux siècles, trois générations, qui ne parle quasiment pas de cinéma, « parce qu’il y a eu d’autres livres pour ça… ». On y évoque, quand même, ces films et cinéastes, E.T. de Spielberg, Manhattan de Woody Allen, Les Moissons du ciel de Terrence Malick, Pulp Fiction de Tarantino, où Il était une fois en Amérique de Sergio Leone, qui ont fait la légende de Cannes sous l’ère Jacob.
« J’ai surtout en tête Apocalypse Now, qui fut si compliqué à faire venir, étrillé par les critiques américains parce qu’ils trouvaient Coppola arrogant, et ce dernier qui me serre la main à la fin en me disant : “Je n’ai eu qu’une demi-Palme d’or (ex aequo avec Le Tambour), alors que je n’y étais pour rien !” ». Le départ, salué par tout le personnel du Carlton en , sera beaucoup plus chaleureux, avec le sentiment du devoir accompli. Ça pourrait être un film. C’est le récit d’une vie.
Je me sens citoyen nisso-cannois”