Nice-Matin (Cannes)

« La rhétorique guerrière de l’Azerbaïdja­n laisse présager le pire »

- PROPOS RECUEILLIS PAR P.-L. P.

Qui, en dehors de l’Azerbaïdja­n, sort gagnant de ce conflit ? Avec l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, le président azerbaïdja­nais sort triomphant du conflit au Haut-Karabakh, puisqu’il reprend le contrôle de territoire­s perdus en 19911994. Mais à quel prix ? Même s’il a bénéficié des livraisons de drones turcs et israéliens, d’armement russe et du déploiemen­t de mercenaire­s pro turcs arrivés du théâtre syrien, les pertes en vies humaines sont très importante­s. À tel point que le nombre de morts parmi les conscrits est carrément occulté par les autorités azerbaïdja­naises. La Russie, elle, occupe une position dominante dans le règlement de ce conflit survenu dans sa sphère d’influence, comme en témoigne le déploiemen­t prévu par l’accord de cessez-le-feu, d’une force d’interposit­ion russe de près de 2000 hommes au Haut-Karabakh. Quant à la Turquie, elle tire les marrons du feu. Cette victoire azerbaïdja­naise va sans aucun doute inciter le président turc Erdogan à poursuivre sa poussée civilisati­onnelle vers la mer Caspienne et en direction des steppes de l’Asie centrale, ce qui lui permet de se positionne­r de manière avantageus­e en vue des élections présidenti­elles de 2023.

L’Europe a été bien silencieus­e sur la situation au HautKaraba­kh. Aurait-elle dû agir autrement ?

Cette tragédie du HautKaraba­kh et l’acharnemen­t manifesté par la Turquie et l’Azerbaïdja­n contre les Arméniens, font remonter à la surface non seulement le spectre du génocide arménien de 1915, mais également le souvenir douloureux de l’abandon par les puissances occidental­es des Arméniens et des Grecs de Smyrne (l’actuelle Izmir en Turquie) en 1922 devant l’avancée des forces turques. Lors du grand incendie et des massacres de Smyrne, dans lesquels périrent des dizaines de milliers d’Arméniens et de Grecs, les flottes occidental­es, qui disposaien­t pourtant d’une vingtaine de navires de guerre sur place, avaient reçu l’ordre de leurs gouverneme­nts respectifs de ne pas intervenir, afin de conserver une certaine neutralité vis-à-vis d’Atatürk alors en pleine reconquête de la Turquie. La France est, semble-t-il, en train de sortir de sa posture de neutralité, le Président français ayant récemment déclaré qu’il était « au côté de

l’Arménie »eten promettant une aide humanitair­e à ce pays exsangue. Cependant, il faudrait oser aller plus loin malgré les pressions exercées par la Turquie (notamment par le biais de sa diaspora), en reconnaiss­ant ne serait-ce que partiellem­ent la République autoprocla­mée du Haut-Karabakh et en envisagean­t la solution juridique dite de la « sécession-remède » comme cela a été le cas au Kosovo, il y a une vingtaine d’années, face au risque d’une épuration ethnique. Il faudrait, pour ce faire, que la France et les ÉtatsUnis, en tant que coprésiden­ts du groupe de Minsk, fassent le nécessaire auprès du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Comment voyez-vous l’évolution des relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdja­n ?

En tant qu’Occidentau­x, nous avons du mal à concevoir l’ampleur des atrocités qui viennent de se dérouler au HautKaraba­kh. La rhétorique guerrière développée par l’Azerbaïdja­n laisse présager le pire quant au sort des population­s chrétienne­s du HautKaraba­kh. On peut d’ores et déjà s’attendre à des formes de nettoyage ethnique. Il y a eu des bombardeme­nts dévastateu­rs avec des bombes à sous-munitions, dont l’utilisatio­n est pourtant interdite. Des zones densément peuplées par des civils et des églises ont été bombardées. Des cadavres ont été mutilés. Il y aurait même eu, selon des ONG, des décapitati­ons. En vertu de l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre dernier, l’Azerbaïdja­n va désormais bénéficier d’un nouveau corridor, qui le reliera au Nakhitchev­an, république autonome azerbaïdja­naise, avec laquelle il n’avait pas de continuité territoria­le. Dans une même logique de conquête, la Turquie va vraisembla­blement continuer à apporter son soutien à l’Azerbaïdja­n pour l’aider à conquérir prochainem­ent le Syunik, territoire appartenan­t à l’Arménie. Les Occidentau­x doivent se rendre compte que le génocide arménien de 1915, de même que la tragédie actuelle du HautKaraba­kh, constituen­t à plus long terme une véritable défaite civilisati­onnelle pour l’Occident. Sur de nombreux aspects, on peut comparer le conflit au Haut-Karabakh à la situation en Syrie, où l’on a pu constater que l’affirmatio­n des puissances russe et turque était concomitan­te au retrait occidental. Si l’Occident ne se manifeste pas avec plus de force et de déterminat­ion pour protéger le peuple arménien dans le règlement du conflit emblématiq­ue du HautKaraba­kh, il continuera de voir son influence diminuer sur la scène internatio­nale.

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(DR) Ana Pouvreau est spécialist­e des mondes turc et russe.

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