Nice-Matin (Cannes)

Des livres et moi

Florence Kammermann, libraire à Cannes, icône du combat de toute une profession en souffrance. Une vie sauvée grâce aux livres

- GAËLLE ARAMA

Elle a les traits tirés. Ses yeux verts un peu cernés. Mais la tête haute. Florence Kammermann, 52 ans, est depuis quelques semaines la passionari­a des libraires. Celle, qui malgré l’interdicti­on, a gardé grandes ouvertes, avec masques et gel, les portes de sa librairie Autour d’un livre, à Cannes. Les portes de la culture aussi. Contre vents et maré(es)... chaussée. Son courage a ému. Fait converger les médias. Forcé l’admiration des auteurs. Fait pleuvoir sur son email des centaines de messages de soutien du Canada, de Suisse, de Hollande ou d’Angleterre. Un symbole national. Malgré elle. « Je me serais bien passée de cette publicité », lâche la frondeuse éprouvée, entre deux cigarettes. « C’est une guerrière, avec une énergie folle », glisse avec admiration, Célia, son employée. Pourtant, aujourd’hui, avec une mise en demeure du préfet, la battante a décidé « de plier pour ne pas rompre ». Calmer le jeu. Souffler. Sauver son gagne-pain. C’est le « commande et récupère » qui prévaut désormais au 17 rue Jean-Jaurès à Cannes. Car Flo, comme l’appellent ses amis, n’est pas prête au sacrifice. « La population française est à genoux, au seuil de sa résistance. J’acte que l’État est prêt à faire fermer une librairie. Nous nous en souviendro­ns lors de la prochaine campagne électorale », tacle-t-elle, en citant, sarcastiqu­e, un passage de l’ouvrage d’Emmanuel Macron, publié en 2016, Révolution, sur «la volonté des Français négligée par leurs gouvernant­s ».

La commerçant­e le martèle. Poings serrés. Gorge nouée. Si elle défend les livres, c’est « que les livres l’ont sauvée ». De la solitude. De la peur. De l’effroi.

Née à Beyrouth en janvier 1968, avec la triple nationalit­é franco libanaise et suisse, cadette d’une fratrie de quatre, Florence Kammermann voit son enfance basculer en 1975. La guerre du Liban. La mort de son grand frère, Yves, d’une forme rare d’anémie à l’âge de 17 ans. « J’ai vécu de plein fouet le deuil et la guerre. J’avais sept ans. Mes frères et soeurs sont partis en Europe pour étudier. Je suis restée seule avec mes parents, peu présents. Mon père ophtalmo, opérant les blessés, ma mère dans son deuil. Je me suis réfugiée dans les mondes oniriques. On dormait dans des abris avec les cafards et les souris, je me blottissai­s, mes livres contre moi, sous les bombes ».

La petite Florence dévore. La bande dessinée Bob et Bobette, Pagnol

« qui m’a donné envie de vivre un jour en Provence », Anne Frank, Hugo, Voltaire. De ses lectures refuges, cette idéaliste résiliente a tiré «la volonté d’un monde pacifique ». Une volonté farouche de dénoncer aussi. Des études de journalism­e à l’université américaine de Beyrouth, s’imposent. Comme une urgence vitale. D’abord rédactrice au Nouveau magazine ,« où je faisais les chiens écrasés ». Puis, animatrice radio. Et présentatr­ice sur la chaîne de télévision C33. Sa première fronde. Déjà.

« La C33 appartenai­t à la LBC financée par “les forces libanaises”, milice chrétienne qui était contre le général Aoun que je soutenais à l’époque. J’ai eu un ultimatum. Me soumettre ou me démettre. J’ai démissionn­é ».

La jeune journalist­e travailler­a ensuite à Télé Liban, mais, Aoun étant tombé, elle quitte le pays en 1990.

Pour Paris.

Elle y est reporter spécialisé­e sur le Proche Orient. Pour Radio Canada, le Journal de Genève ou Le Parisien. En free lance toujours. « Indépendan­te dans l’âme, pour conserver ma droiture, incorrupti­ble ».

À l’image de son entretien décroché avec Yasser Arafat, qui, n’étant pas pris au sérieux par France Info, sera publié dans

Le Figaro ! Rencontre marquante ?

«En1992,je me suis retrouvée parmi un groupe de personnes chez Saddam Hussein, mais je n’ai pas pu lui poser de questions ».

Pas d’engagement politique pour cette femme libre. « Mon parti politique, ce sont les opprimés. Ma politique, c’est ce qui est juste, droit et transparen­t ».

L’émotion affleure encore au souvenir d’un reportage dans un hôpital d’Irak où les enfants mourraient de faim, de cancer. « J’avais quelques boîtes de lait, et les mères se ruaient sur moi ». Une mère comblée ellemême de deux garçons de 25 et 22 ans. « Tu lis trop, maman ! » lui reprochaie­nt-ils parfois, enfants. «Aujourd’hui, je suis fière de ces deux hommes droits avec des valeurs humaines. Tous les livres de cette librairie sont mes enfants ».

Mariée, elle s’installe sur la Côte d’Azur en 1999, à Villeneuve-Loubet, après son divorce à Roquefort. C’est à Cannes que cette auteure de deux romans sur les femmes en rupture d’édition, y concrétise son amour des livres, et le trouve dans le regard pétillant d’un lecteur. JeanCharle­s, aujourd’hui directeur d’Autour d’un livre, décrit « une combattant­e, brillante et... têtue ».

Carpe diem pour cette ex-élève chez les Jésuites. « Je crois en l’univers. Je ne veux appartenir à aucune religion. On répond de nos actes. La vie, au final, est toujours juste. ». Mystique ? Oui, quand elle s’aperçoit que le numéro de téléphone de sa librairie est... son numéro de sécu ! Ou que, cinquante ans après, c’est la lettre écrite par son frère Yves, 12 ans, en 1970 à Yvonne de Gaulle que publie Le Figaro la semaine dernière. Son combat ne s’arrête pas. Chaque petit matin, cette dévoreuse de mots écrira son « journal d’une libraire confinée et résistante » débuté au printemps. « Mes armes seront toujours ma plume et mes livres ».

Blottie contre mes livres sous les bombes”

Mon parti politique : les opprimés”

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(Photo Dylan Meiffret) Éprouvée, Florence Kammermann et son avocat Me Olivier Le Mailloux.

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