« Un père qui dit adieu par Whatsapp, c’est inhumain »
Elisa Demonchy, infectiologue à dans un service Covid, défend le droit de visite des familles. Malgré des tensions et des difficultés, leur présence est primordiale, dit-elle
Le docteur Elisa Demonchy est infectiologue et responsable des unités d’hospitalisation d’infectiologie au CHU de Nice. Le service de L’archet 1 où elle travaille compte 30 lits. Tous occupés. Un service, dernier palier avant la réa, presque à saturation. Trente patients sévèrement atteints par la Covid. Des malades sous oxygène, sur un fil ténu, entre vie et mort. Elle les soigne. Et elle accueille leurs proches. Des familles à fleur de peau, tendues, désemparées, parfois agressives. Mais essentielles, selon ce médecin.
Dans votre service, les familles peuvent visiter leurs proches. Ce n’est pas le cas partout. Pourquoi ce choix à contre-courant d’autres établissements ?
Pendant la première vague, les familles n’étaient autorisées à rendre visite à leurs proches hospitalisés que s’ils étaient mourants. C’était une erreur. On a eu des fins de vie dramatiques, des patients qui sont partis, seuls, sans les leurs. On a eu le cas d’un fils qui a vécu les derniers instants de son père par Whatsapp. C’est inhumain. On en a tiré des enseignements. Chaque service fait ses choix. Nous, nous avons décidé d’ouvrir les visites pour la deuxième vague.
Sous quelles conditions ?
On identifie un proche du patient qui devient une personne référente à laquelle on donne des nouvelles par téléphone et on autorise les familles à venir après accord médical, quand les délais de contagiosité sont écoulés. On évite d’accueillir les visiteurs vulnérables : il ne s’agit pas que la petite mamie soit contaminée en venant voir son fils à l’hôpital. La règle, c’est une visite par jour.
Une règle parfois difficile à faire respecter ?
Quand on annonce le diagnostic aux familles, c’est très violent. lls voient à la télé, H, des gens qui meurent de la Covid. Ils sont très angoissés d’autant qu’on est toujours très réservés sur le pronostic. Du coup, certains arrivent dès le petit matin sans appeler le service très inquiets de savoir comment s’est passé la nuit, d’autres débarquent à plusieurs en dehors des horaires de visites. D’autres encore viennent apporter des vêtements ou des effets personnels de leur proche mais on sent bien qu’il y a autre chose derrière.
C’est une surcharge de travail pour les soignants ?
Les visites ont été multipliées par trois par rapport à l’ordinaire. On reçoit chaque jour au moins appels angoissés dans le service. On ne peut pas se contenter de répondre à une famille en détresse : « Tout va bien, au revoir ! ». Ça peut être une épouse qui demande :
« Pourquoi ? ». Ou un fils qui nous sollicite sans cesse parce qu’il trouve que son père est mal positionné dans son lit, parce qu’il pense qu’il faudrait faire cela, donner tel médicament, etc. La gestion émotionnelle des proches est très complexe, d’autant que nous sommes
Parfois certains dérapent…
Les agressions verbales envers les soignants sont en augmentation depuis septembre. Récemment, un vigile s’est fait casser la figure : il a fini aux urgences avec un traumatisme crânien…
Pourquoi cette agressivité envers ceux qui soignent ?
Il y a des familles, qui, quand on leur annonce une aggravation, pètent les plombs. Il y a des incompréhensions. On nous demande des explications que nous n’avons pas forcément : c’est un virus qui terrasse souvent des gens qui n’avaient pas de raison de mourir, qui étaient âgés mais autonomes et en forme. Et puis, il y a beaucoup de culpabilité : c’est l’ado qui a contaminé son parent qui a, lui, ensuite, contaminé son parent. La contamination intergénérationnelle est très importante. Dans les couples aussi. Parfois l’un des deux ne survit pas. Cela donne des histoires dramatiques.
Vous êtes formés pour gérer ces situations ?
Non. Et c’est compliqué pour nous aussi d’annoncer beaucoup de mauvaises nouvelles. On est soignants mais on a aussi des familles et on se projette dans ces drames… Quand on fait face à une situation d’agressivité, on essaie de désamorcer la violence. Mais il est difficile de dire à quelqu’un, dont un proche est en fin de vie : « Calmezvous, adressez-vous plus gentiment aux soignants ! ». L’équipe encaisse, même si les soignants qui donnent tout vivent particulièrement mal cette violence. L’équipe est volontaire, humaine mais les visages se creusent. Et l’effort va durer encore plusieurs mois.
Regrettez-vous la décision d’accueillir les familles ?
Pas du tout. C’est compliqué mais leur présence est primordiale pour les patients, pour la façon dont les proches vivent la situation. Et il y a ces moments aussi où on reçoit des patients tirés d’affaire qui nous remercient.
Et ça, ça fait du bien.