Nice-Matin (Cannes)

Benjamin Stora : « Je suis pour agrandir l’histoire »

Spécialist­e de la guerre d’algérie, l’historien nous décrypte cette relation passionnel­le qui, bientôt 60 ans après la fin du conflit, perdure entre la France et son ancienne colonie.

- PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE-LOUIS PAGÈS plpages@varmatin.com

Né en 1950 à Constantin­e, Benjamin Stora n’a eu de cesse de s’intéresser à l’histoire de son pays natal, et tout particuliè­rement au conflit qui, huit ans durant, a opposé la France aux nationalis­tes algériens. Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron lui a confié une mission sur « la mémoire de la colonisati­on et de la guerre d’algérie ». Deux mois après avoir remis son rapport controvers­é au président

(1) de la République, l’historien nous a accordé une interview.

Cette inimitié entre les deux pays, soixante ans après, est-elle entretenue par les gouverneme­nts ou les population­s ?

Un peu les deux. Quand les discours au niveau de l’état existent, à la longue, au bout de plus d’un demisiècle, ils finissent par pénétrer les sociétés. Il n’y a pas de séparation étanche. Bien sûr, on pourrait mettre en avant les nombreuses passerelle­s, la conviviali­té, l’univers commun qui existent entre les sociétés française et algérienne, notamment à travers le rapport à la Méditerran­ée, le rapport au Sud, à la langue, à la culture. Mais dans le même temps, des imaginaire­s très différents subsistent. Pour les Algériens, l’imaginaire principal, dominant, reste la conquête de l’algérie. C’est un rapport à l’histoire vécu comme celui d’une domination. Alors que du côté français, il y a le sentiment d’avoir apporté la civilisati­on, la

République, etc.

À cela s’ajoute, le jeu des États, des gouverneme­nts qui cherchent à se légitimer. Du point de vue algérien, par le recours à la séquence guerre, au nationalis­me. Alors que du côté français, il y a le souci de conserver des clientèles électorale­s attachées à l’histoire ancienne de l’algérie française. Des calculs politiques existent de part et d’autre de la Méditerran­ée, c’est ce que j’appelle les « rentes mémorielle­s ».

Ce passé empoisonné affecte-t-il les génération­s issues de l’immigratio­n vivant en France ?

La fabricatio­n des identités personnell­es s’accomplit toujours dans des processus de rapport à l’histoire. On ne peut pas se construire et se fabriquer une identité indépendam­ment d’une inscriptio­n dans une famille, dans une généalogie historique, dans un rapport au monde. Cela dit, la jeunesse a aussi besoin de se libérer du poids trop grand de la mémoire pour construire un avenir. Mais l’un des gros problèmes que la société française d’aujourd’hui a à résoudre réside dans le fait que, pour la jeunesse issue de ce qu’on a appelé les immigratio­ns post-coloniales, la transmissi­on mémorielle ne s’est pas effectuée pendant très longtemps par le biais institutio­nnel, notamment l’education nationale, mais essentiell­ement par le biais des transmissi­ons familiales.

Cela participe-t-il au communauta­risme des mémoires ?

Oui. Chaque famille, ce qui est normal d’ailleurs, entretient son propre récit. Dans les grands groupes qui ont été frappés par cette histoire – les harkis, les piedsnoirs, les Algériens, les enfants d’immigrés… – chacun veut davantage de récits concernant sa propre histoire. Ce qui a conduit à une sorte de séparation des mémoires. C’est tout le problème. Un exemple : les Européens veulent parler essentiell­ement des massacres d’européens à Oran, mais ne veulent rien entendre sur les enlèvement­s ou les disparitio­ns d’algériens pendant la guerre. Ils ont une mémoire hémiplégiq­ue. Dans mon travail universita­ire, j’ai bien sûr traité des enlèvement­s d’européens à Oran, mais j’ai aussi abordé le massacre de Melouza, dès ma thèse sur Messali Hadj en . J’ai été le premier historien français à aborder cette question. Je me suis, bien sûr, intéressé également aux exactions commises contre la population algérienne. Tout au long de ma vie intellectu­elle, je me suis

‘‘ Les Européens ont une mémoire hémiplégiq­ue”

efforcé de traverser les miroirs, de regarder l’histoire de tous les côtés. Il faut sortir de l’enfermemen­t dans une seule mémoire, dans une seule histoire. C’est toute la difficulté.

Vous préconisez le maintien de plusieurs dates commémorat­ives. N’est-ce pas entretenir ce communauta­risme des mémoires ?

Mais ces commémorat­ions existent déjà. Elles ont déjà été décidées par l’état, les associatio­ns. Loin d’être consensuel­les, les dates retenues illustrent parfaiteme­nt ce que je viens d’évoquer : la séparation des mémoires. Dans mon rapport, je prône au contraire davantage de circulatio­n et non d’enfermemen­t entre les différente­s commémorat­ions. Que ce soit lors de la commémorat­ion du massacre du 17 octobre 1961, de la signature des accords d’evian, le 19 mars 1962, ou de la fusillade de la rue d’isly, le 26 mars 1962, des représenta­nts des soldats, des associatio­ns de pieds-noirs, de l’immigratio­n algérienne en France devraient pouvoir se rencontrer, se parler et, pourquoi pas, essayer de trouver des points communs, des points de convergenc­e.

Vous êtes également pour donner à des lieux publics des noms de personnali­tés qui ont marqué cette période.

Les Français sont-ils prêts ?

L’histoire s’écrit au fur et à mesure. En fonction des combats politiques du présent. Des personnage­s extraordin­aires, il y a un siècle, n’existent plus aujourd’hui dans la mémoire des Français. D’autres, au contraire, sont réapparus. C’est comme cela que s’écrit l’histoire. Une pierre posée n’est pas immuable pour l’éternité. Des statues ont déjà été déboulonné­es dans l’histoire et on en a érigé d’autres. Tout dépend des mouvements citoyens. Personnell­ement, je ne suis pas pour rayer l’histoire. Je ne suis pas pour l’effacement de l’histoire, pour la Pas du tout. Mais je suis pour tenir compte de l’évolution des sociétés, c’est-à-dire ajouter des choses à l’histoire, l’agrandir. Clemenceau, Pierre Vidal-naquet, François Mauriac, de grands personnage­s français, n’étaient pas du tout d’accord avec l’entreprise coloniale, mais on ne le sait pas assez. C’est dommage parce que la nouvelle génération a le sentiment que tous les Français étaient partisans du système colonial.

Le gouverneme­nt algérien semble très attaché à la présentati­on d’excuses par la France. Pourquoi n’accordez-vous que peu de crédit à ce geste ?

Je mentionne effectivem­ent dans mon rapport que les excuses sont un prétexte à des disputes idéologiqu­es, et qu’elles ne permettent pas de s’attaquer aux dossiers concrets de la mémoire que sont les indemnisat­ions, les réparation­s, la question des cimetières, des visas… Ces excuses sont un mot écran, à cause duquel on n’entre pas dans le détail concret de ce qui s’est passé dans cette tragédie entre la France et l’algérie. Dans l’histoire contempora­ine, il existe d’autres exemples qui montrent les effets limités des excuses. Les Américains ont présenté plusieurs fois des excuses aux Vietnamien­s. Ces excuses n’ont en rien fait disparaîtr­e, ou même atténué les traumatism­es subis par la population vietnamien­ne.

À défaut d’excuses, vous insistez sur de nécessaire­s réparation­s.

La vraie question est effectivem­ent de savoir comment on répare les traumatism­es vécus et subis, y compris dans la société française. Je pense notamment au déracineme­nt des pieds-noirs, ou au massacre des harkis…

C’est sur ces questions-là que la société attend des avancées. Les discours de condamnati­on ou d’excuses ont déjà été prononcés plusieurs fois et ça ne change rien du point de vue des rapports à l’histoire, du point de vue du traitement des questions concrètes. Prenons l’exemple des essais nucléaires réalisés dans le Sahara : la question n’est pas de révéler le secret de fabricatio­n de la bombe, mais de savoir précisémen­t où ces essais ont eu lieu, et de pouvoir ensuite mieux évaluer ce qui a pu se produire pour les population­s civiles. C’est quand même plus intéressan­t qu’un énième débat sur la repentance ou les bienfaits de la colonisati­on.

‘‘ En finir avec la séparation des mémoires”

Le président Macron n’a pas tardé à suivre certaines de vos préconisat­ions. D’autres, selon vous, auront-elles plus de mal à être suivies de faits ?

Difficile de répondre. Je ne suis pas dans la tête du président de la République. Que ce soit les essais nucléaires, les disparus, le problème des archives… Tout est sensible. Tout est compliqué. Tout est délicat. J’ai proposé la panthéonis­ation de Gisèle Halimi. Ça m’a été beaucoup reproché. Au prétexte qu’elle a été proche du FLN – en réalité, elle a plutôt aidé des femmes militantes du FLN – il ne faudrait pas du tout l’honorer. La moindre des préconisat­ions génère tout de suite des difficulté­s. Alors savoir ce qui sera réalisé concrèteme­nt…

Les Harkis ne sont pas très tendres avec votre rapport. Ils ont l’impression que vous les avez traités avec une certaine légèreté.

Ils ne sont pas les seuls à ne pas être très tendres avec moi. Mais ont-ils seulement lu mon rapport ? Ils auraient vu que je propose la constructi­on d’un mémorial au camp de Jouques.

Certes, un projet auquel ils s’opposent pour des a priori idéologiqu­es. Je ne peux pas à chaque fois combattre les présupposé­s idéologiqu­es ou les procès d’intention qui sont faits à mon égard. J’ai l’habitude.

Ça fait quarante ans que ça dure. Sans jamais lire mes livres, des gens continuent à critiquer la démarche qui est la mienne, et qui était celle d‘albert Camus, à savoir regarder de tous les côtés. 1. Ce rapport a depuis fait l’objet d’une publicatio­n sous forme d’un livre intitulé France-algérie, les passions douloureus­es, édité par Albin Michel

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(Photo AFP) cancel culture.

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