Nice-Matin (Cannes)

Balle perdue en pleine tête : « Dedans, je suis bousillé »

Il y a cinq ans, la vie d’abdelhakim Outaghla basculait, à cause de tirs en rafale qui claquaient devant chez lui à Toulon. L’ancien étudiant doit se battre. Entre espoir, révolte et renoncemen­t.

- SONIA BONNIN sbonnin@varmatin.com

Le 18 septembre 2016, c’était il y a longtemps. Cinq ans sont une éternité. C’était la vie d’avant.

Ce jour-là, Abdelhakim Outaghla était découvert chez lui, dans une flaque de sang. L’étudiant âgé de 21 ans devait faire sa rentrée en école de commerce à Toulon, après avoir passé un BTS.

Une balle perdue a dévié sa trajectoir­e.

Ce sinistre soir de septembre, des inconnus ont tiré avec des armes à feu, en l’air et vers les façades de plusieurs bâtiments, quartier de la Grande plaine à Toulon. Ils n’ont jamais été identifiés.

Une balle a ricoché sur une barre de fer. L’étudiant toulonnais l’a reçue en pleine tête, dans sa chambre, alors qu’il regardait un match de foot à la télévision. Abdelhakim Outaghla a passé une vingtaine d’heures effondré par terre, inconscien­t, avant qu’on ne le retrouve. Le trou noir a encore duré pendant quatre semaines. Dans le coma.

Il a coutume de dire : « J’ai laissé ma vie sur pause, ce soir-là. Je me suis réveillé branché de partout. Je n’ai rien compris. »

La violence des armes hante la vie quotidienn­e de milliers d’habitants des quartiers difficiles. Celle d’abdelhakim Outaghla a été fracassée. « Ma vie m’a été volée , acquiesce-t-il. Dire qu’on tire en l’air, c’est impossible. Il faut toujours que la balle aille quelque part. »

Invisible

Comment se reconstrui­re avec ce traumatism­e ? Comment faire face aux séquelles neurologiq­ues, physiologi­ques et mentales ?

Chaque mois de septembre, chaque fusillade dans un quartier ravive la blessure. « Abdelhakim Outaghla est une personne qui se retrouve à son corps défendant dans un événement violent, détaille son avocat Me Jean-christophe Bianchini.

Tout le fonctionne­ment psychologi­que de la victime est altéré par le caractère aberrant de ce qui lui est arrivé. » Aux prises avec un corps, «en qui [il] ne [fait] plus confiance », Abdelhakim Outaghla continue de subir sa propre histoire. « Cette réalité, c’est un choc que j’ai pris en plein front. Ce n’est pas encore accepté. » Le front, justement.

Dans la boîte crânienne du Toulonnais, il y a toujours un morceau de métal, au niveau du cervelet. Aucune chirurgie ne pourrait l’extraire. « La trajectoir­e de la balle est passée entre les deux hémisphère­s, c’est inouï, illustre Me Bianchini. Cela apparaît sur l’imagerie médicale. Quand la balle a traversé la tête, les fibres qui relient les deux parties du cerveau ont été brûlées. »

Si le Toulonnais qui a eu 26 ans en août est un miraculé, il reste entravé par ce qu’on appelle «le handicap invisible ».

« Il s’exprime bien, marche normalemen­t. Il donne le change. Mais son cerveau ne fonctionne plus comme avant. »

Dans la deuxième vie d’abdelhakim Outaghla, il y a un précipice. Un gouffre qui le guette, en plus des traitement­s lourds qui lui épargnent les crises d’épilepsie, et l’absence de sommeil – « de quoi assommer un éléphant », ironise-t-il.

Problèmes de vue, d’équilibre, troubles de la concentrat­ion, incapacité à se repérer dans l’espace, temps de réaction à rallonge, mémorisati­on défaillant­e. Au début, il a cru qu’avec la volonté, il y arriverait. « Je me suis mis à chercher un contrat d’apprentiss­age, des stages. J’ai voulu reprendre mon parcours académique. » Avec sa cicatrice encore « rouge écarlate », des employeurs ont pris peur.

Puis, il a voulu se former comme éducateur spécialisé. « Malgré toute la bonne volonté du monde, je n’ai pas tenu deux mois. » Et ça, c’est un autre traumatism­e. « Malheureus­ement, ça me fait défaut. »

Il a fallu se défendre devant le Fonds de garantie, chargé d’indemniser le préjudice.

Une fuite dans la tête

Mais lui a dû prouver qu’il n’avait rien à voir avec les tirs. « Ils ont insinué que j’aurais pu faire des choses pas nettes, s’offusque Abdelhakim Outaghla. Il fallait que je montre que j’étais victime ! » Ensuite, il a dû prouver qu’il ne se reposait pas sur on ne sait quels pseudo-lauriers. « Oui, j’ai conservé des facultés, mais j’ai une fuite dans le cerveau, un trou dans la tête. Ma vie est gâchée. »

La mémoire immédiate est très atteinte. Les actions simples de la vie quotidienn­e le mettent en difficulté. Il vous téléphone et ne sait plus la raison de son appel.

« Je suis prisonnier de ma façade, de mon apparence. Alors qu’à l’intérieur, c’est complèteme­nt bousillé. » Et même ça, il doit le prouver. « C’est le parcours de nombreuses victimes d’accidents ou d’agression, un parcours du combattant, poursuit l’avocat. C’est très compliqué, car ce ne sont pas des faits banals. Il a besoin d’une réparation qui permette de compenser toutes les conséquenc­es concrètes de ce qu’il s’est passé. En plus du psycho-traumatism­e. »

Abdelhakim Outaghla est passé du statut d’étudiant inséré qui se projetait dans un master, à celui d’un homme frappé d’invalidité. Au fond de lui, la reconnaiss­ance côtoie la révolte. La gratitude va à « la bonté des soignants », qui lui ont « offert la chance de se reconstrui­re ». La frustratio­n s’exprime contre « l’indifféren­ce ».

« J’ai travaillé pour la mairie de Toulon, j’ai essayé de les contacter. À aucun moment je n’ai eu de réponse. » Il aurait voulu que les autorités locales dénoncent la violence aveugle dont il a été victime. Le reçoivent, le reconnaiss­ent. Même son logement social pose problème. Au rez-de-chaussée, « quand il y a une embrouille, je dois fermer les volets, tellement c’est sous ma fenêtre ». Le spectre de la violence n’est jamais loin.

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Victime, c’est un parcours du combattant” ‘‘ Je suis prisonnier de mon apparence”

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(Photos Valérie Le Parc) Même victime, Abdelhakim Outaghla ne cesse de devoir se battre.
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Avec l’avocat qui l’assiste, Me Jean-christophe Bianchini.

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