Retrouver le goût de la vie
Le professeur Thomas Cluzeau et le chef Jacques Chibois, installé à Grasse, collaborent depuis deux ans pour organiser des ateliers culinaires, à destination des patients atteints de cancer.
Il y a des chemins de vie qui vous emmènent parfois sur des parcours difficiles. Des trajectoires dont on a entendu parler, qu’on aimerait ne jamais prendre mais qui parfois s’imposent à nous sans détour possible. Mais, heureusement, des personnes vous accompagnent sur ce trajet pour le rendre moins pénible. Le professeur Thomas Cluzeau, hématologue et chef du service d’hématologie clinique et thérapie cellulaire au CHU de Nice, fait partie de ceux-ci. Le médecin s’occupe des maladies graves de la moelle osseuse (dont des cancers), nécessitant la plupart du temps des greffes. Une thérapie assez lourde qui est proposée à des patients en rémission – qui ont donc déjà subi des chimiothérapies avec toutes les altérations qu’il peut y avoir. L’un des effets secondaires les plus remarqués est la perte du goût. Une agueusie qui intervient dans les trois mois post-greffe. C’est pourquoi le médecin a réfléchi à ce problème.
« Tout est parti du témoignage des patients, se rappelle le professeur Thomas Cluzeau. La greffe s’accompagne de chimios et d’une hospitalisation longue. À l’issue, on a des patients avec des sensations altérées et souvent dénutris. Post-greffe, ils vont devoir respecter des consignes strictes en matière d’alimentation. Au risque d’infection en cas d’écart. Cela peut entraîner un état de dépression et de désocialisation. C’est une vraie plainte verbalisée des patients. »
Le résultat en
Dans le but d’intervenir sur cette problématique, le professeur a rencontré le chef Jacques Chibois de la Bastide Saint-antoine à Grasse.
Après un moment d’échange où le chef a eu en main la liste des consignes d’alimentation, son verdict était clair : « Les interdits ça n’existe pas. Tout est contournable. » Jacques Chibois a fait étalage de plusieurs techniques et recettes permettant de respecter le protocole tout en s’offrant le plaisir de cuisiner et de manger.
« J’ai été sensibilisé aux problèmes. J’ai passé une journée à l’hôpital pour voir les malades dans leurs chambres. C’est là que j’ai vu l’importance du sujet. Ils veulent se sentir guéris. Je me suis demandé : “Qu’est-ce que je pouvais faire de mieux qu’un docteur ?” Puis j’ai vu ce protocole, obligatoire et nécessaire, où il était écrit des choses comme laver des légumes dans de l’eau et de la javel. Impensable. Avec la perte de goût et ce protocole strict, les patients ne savaient plus comment cuisiner ni prendre du plaisir en mangeant. En perdant le goût, on perd beaucoup plus. On a la sensation d’être encore malade. » Alors le chef a pris part au projet de recherche qui court depuis deux ans maintenant. Presque 70 patients ont pris part au projet. Les analyses et les résultats seront connus au premier trimestre 2022. Le professeur souhaiterait pouvoir intégrer ces ateliers dans les recommandations médicales et généraliser la pratique dans tous les centres de greffe de France pour la prise en charge des patients. La Covid, en invitée surprise, a bien sûr mis en pause les ateliers. Ce qui a pu permettre un premier comparatif entre les patients pris et non-pris en charge. « Ça reste à démontrer mais sur la période où les patients n’ont pu bénéficier de ces ateliers, certains ont développé plus d’infections » , estime le professeur Cluzeau.
« Lorsqu’ils retrouvent le goût, c’est une victoire »
Durant les ateliers, le chef Chibois a montré comment contourner les interdits fixés par le protocole. « Dans les ateliers, il y a toujours le patient et un accompagnant, témoigne-t-il. C’est important de remettre le patient au coeur de l’environnement familial. Redonner l’éducation de la nourriture, le plaisir de manger et d’offrir ce qu’on a fait et combler le vide qui a pu se créer pendant la maladie. Concernant la cuisine, j’ai montré des méthodes de cuisson lentes pour conserver les goûts et les arômes des viandes et des poissons. Cuire les légumes dans l’eau avec beaucoup de sel pour augmenter le degré de l’eau en ébullition. Ainsi les sels minéraux et les vitamines ne peuvent pas sortir. Si tôt cuits, on les trempe dans un saladier d’eau avec des glaçons. Avec une passoire car il ne doit pas y avoir de contact avec les glaçons. À peine rafraîchit, on les sort de l’eau pour que de, la même façon, les vitamines et les sels minéraux restent. Après, on peut faire tout ce qu’on veut : faire dorer à la poêle, faire un gratin etc. Des patients nous ont dit que maintenant ils préféraient les salades cuites [rires]. Lorsqu’ils retrouvent le goût, c’est une victoire. »
« On est attaché à prendre en charge la maladie mais aussi le contexte et le parcours de vie, renchérit le professeur Cluzeau. La guérison prend deux formes. Un patient en rémission est un patient qui a repris sa vie d’avant la maladie. Si la qualité de vie est altérée, ce n’est pas une vraie guérison et on peut considérer que quelque chose n’a pas été bien fait. On a intégré cette partie nutrition tout au long du traitement mais nous mettons aussi en place un parcours d’activité physique adapté. En hôpital et aussi à domicile. »
Et si la guérison commençait dans l’assiette ? Hippocrate, le père de la médecine, ne disait-il pas : «Que ton alimentation soit ta première médecine »…