Jean-Claude Ellena «Il faut d’abord des mots pour parler de parfum»
Au commencement était l’hésitation. Celle d’initier cet Atlas de botanique parfumée, à l’invitation des éditions Arthaud. « Parler des matières premières naturelles est un peu délicat, lance Jean-Claude Ellena. Parce qu’il y a toujours ce discours en parfumerie qui oppose le naturel au synthétique. Or la parfumerie existe grâce à la chimie. Sans cette dernière, il n’y aurait pas de parfumerie. »
Et puis, les mots sont venus. En nombre – « j’ai écrit 250 pages, presque de quoi faire aussi un tome II ! ». Le parfumeur a réconcilié les deux mondes, la nature et la synthèse. Avec talent, passion. Intelligence et finesse. Au fil des 164 pages qui composent ce beau livre finement illustré par Karin Doering-Froger, le nez, parfumeur exclusif de la maison Hermès pendant quatorze ans, dresse une cartographie des odeurs, des essences et du travail de création.
« L’intelligence humaine derrière le parfum »
« Je voulais montrer que derrière un parfum, que l’on peut penser onéreux, il y a un grand nombre de personnes et beaucoup d’intelligence humaine. »
Il évoque – un exemple parmi les nombreux qui constellent l’ouvrage – les graines d’ambrette qui poussent au Pérou, chaperonnées par des gardes qui éloignent les perroquets voulant les croquer.
« Ce monde du parfum pousse à faire des choses extraordinaires... », sourit Ellena.
À chaque odeur, le parfumeur, désormais directeur de la création olfactive de la maison Le Couvent, associe ses souvenirs. Pigmente le récit de foisonnantes anecdotes.
En maillot de bain, dans la cuve d’une usine grassoise
Au chapitre du cèdre de Virginie, il y a ce paquet de farine de ménagère, qui lui sert d’étalon quand il crée le Bois Farine pour l’Artisan parfumeur.
On hume le basilic ou l’estragon sur lequel il butait en recomposant L’eau sauvage de Roudnitska, à l’heure d’apprendre le métier. Cette mousse de chêne, encore, qui demande que l’on se couche dessus, dans l’usine grassoise où il faisait ses premières armes, afin de dégager le parfum de « la toison moutonnante d’un pubis de femme ».
Il y a également la distillation du poivre blanc, en maillot de bain et espadrilles, directement dans la cuve. Ici, toujours. Grasse, comme point de départ et d’arrivée de chaque voyage. C’est là que le jeune Ellena apprend la géographie, en lisant les provenances des matières premières, sur les sacs en toiles de jute. Fils de parfumeur (et père de parfumeuse, sa fille Céline ayant suivi sa trace, en installant son atelier près de la maison familiale, à Spéracèdes), le grand voyageur, reconnaît à la cité des parfums qui l’a vu naître un « savoir-faire d’artisan unique. » « Les matières premières naturelles représentent entre 5 et 10 % des matières utilisées en parfumerie. Grasse occupe ce petit territoire. Dans la manière de distiller, d’extraire, on sait faire ici quelque chose que ne savent pas faire les autres, constate-t-il. Confier sa production à des Grassois, c’est comme l’apporter à un chef étoilé. »
Écrivain d’odeurs
Le sens de la formule. JeanClaude Ellena le possède, indéniablement amoureux des mots. Il qualifie les odeurs : « bavarde », « paresseuse », « ronde », « horizontale », « froide », « large » . Il est aussi capable de parler avec enthousiasme d’odeurs plus délicates aux narines. Celle de l’huile de santal un peu tiède qui lui évoque « l’odeur chaude de l’urine de cheval, réconfortante. »
Jean-Claude Ellena s’est toujours adonné à l’écriture. Phrases bien senties, nécessaires à créer. Ses parfums, il les compose d’abord dans sa tête, avant de les coucher sur papier, puis de les sentir. «Àun moment, j’ai compris que si je voulais dire des choses en parfumerie, cela passait par des mots. Il faut d’abord des mots pour parler de parfum », explique celui qui publiait L’écrivain d’odeurs en 2017.
« Sortir le parfum de la musique »
« Le parfum est souvent comparé à la musique. On parle d’orgue, de touche, de note... J’ai voulu le faire sortir de là et l’associer à la littérature », dit-il avec malice. Non pas qu’il n’aime pas la musique – il joue d’ailleurs de la flûte traversière – mais le parfumeur essaie « de déplacer le confort, de regarder par l’autre côté. Tout se relie. Pour écrire ou faire du parfum, mon cerveau marche de la même manière. » Par association d’idées, il donne sens aux essences.
AURORE HARROUIS aharrouis@nicematin.fr Éditions Arthaud. pages.
Un mal privant d’odorat. Une épidémie nous contraignant à nous centrer sur nos intérieurs, et notre propre odeur que le masque nous renvoie : la Covid a réaffirmé l’odorat comme un sens essentiel. « Avec cette crise sanitaire, les gens ont pris davantage conscience de l’importance de l’odeur, pense Jean-Claude Ellena. On existe par l’odeur. Au niveau du foetus, les premières informations que vous recevez, c’est de l’odeur. Le régime alimentaire de la mère est senti par l’enfant. Ce qui explique qu’enfant, on se dirige vers certains aliments qui ont des odeurs connues plutôt que d’autres. »
Le parfumeur égrène de « passionnantes » études à ce sujet.
« C’est encore par le nez qu’un nouveau-né découvre le sein de sa mère. L’odeur est primordiale. Après, quand on grandit, on la met de côté par pudibonderie. »
« Réenchanter le monde » Dans son livre, le parfumeur affirme, en citant le patchouli tellement lié aux années soixante, que le parfum est un fait de société. Quel serait donc celui de ? Un parfum de gel hydroalcoolique ? «Ahnon!Le parfum doit réenchanter le monde. Faire rêver, voyager. Après, chacun a ses propres voyages... »
“Comme parfumeur, j’aime les odeurs dont il n’est pas aisé de parler et dont on juge l’évocation indécente, voire troublante. Comme compositeur, j’en joue et j’en jouis.”