Nice-Matin (Menton)

« Les rixes entre jeunes ne sont pas un phénomène nouveau »

Laurent Mucchielli, sociologue spécialisé dans la délinquanc­e des jeunes, directeur de recherche au CNRS, va à l’encontre du discours ambiant sur les rixes entre bandes.

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Que vous inspire la multiplica­tion des rixes entre bandes à laquelle on assiste ces dernières semaines ?

Ce n’est pas du tout un phénomène nouveau. On prête davantage attention à ces rixes parce que, tout à coup, on décide de braquer le projecteur dessus. Les rixes entre bandes existent depuis longtemps, mais personne n’en parlait. À partir du moment où on décide d’en parler, tout ce qui passe dans le faisceau du projecteur devient plus visible. Ça fait  ans que je suis dans le métier. J’ai dû, au moins à une quinzaine de reprises déjà, répondre aux questions que vous me posez aujourd’hui, exactement de la même manière, à la suite de faits divers tout à fait comparable­s. C’est un grand classique.

À votre avis, il est exagéré de parler de fait de société ? Absolument. C’est la déformatio­n classique du débat politicomé­diatique qui consiste à venir plaquer des généralité­s sur des faits divers dont on ne sait rien, puisqu’ils viennent à peine de se produire et qu’on n’a pas encore le retour des enquêtes de police judiciaire. On ne sait rien mais, comme on veut commenter tout de suite, on plaque dessus des généralité­s et on transforme des faits divers en fait de société sans aucun fondement.

Par rapport aux affronteme­nts entre jeunes sur lesquels vous avez pu travailler dans le passé, avez-vous noté des différence­s ? Les protagonis­tes sont-ils plus jeunes ? Plus violents ?

Non. Ce sont des séries de lieux communs qui font partie des généralité­s qui sont plaquées toujours de la même manière : soit les gens sont plus jeunes, soit les faits sont plus graves, soit il y a des armes. C’est exactement ce qu’on disait il y a  ans quand j’ai commencé mon métier.

Même l’utilisatio­n d’armes blanches, de battes de base-ball n’est pas nouvelle ?

Absolument pas.

Et la gravité des faits. Déploraito­n aussi des morts dans le passé ?

Il y en a eu bien sûr, mais ça reste exceptionn­el. En général, ces bagarres ne font que des blessés.

Vous voulez dire que ce n’est qu’une loi des séries sur laquelle on braque le projecteur ? Et qu’il ne faut surtout pas en tirer de conclusion hâtive ?

C’est ça. Chaque année, il y a des centaines de rixes entre jeunes sans que ça fasse les gros titres. Pourquoi, tout d’un coup, ça sort ? Le schéma est toujours le même : un fait divers, un peu plus grave que les précédents, sert d’appui. Le ministère de l’Intérieur, qui décide de communique­r dessus, fait le reste. Qu’est-ce qui alimente l’ensemble des articles qui sont produits en radio, en télévision ou en presse écrite ? Ce sont d’abord les communiqué­s des pouvoirs publics, du ministère de l’Intérieur, des préfecture­s, auxquels viennent s’ajouter les commentair­es des syndicats de police. Il y a une dimension politique derrière. Je me suis souvent fait cette réflexion dans ma carrière : ces espèces de panique politico-médiatique n’arrivent pas à n’importe quel moment.

Vous êtes en train de dire que le calendrier politique n’est pas étranger au tapage fait autour de ces rixes entre bandes de jeunes ? Ça n’a échappé à personne qu’on est en début de campagne électorale.

Selon vous, on monte en épingle des faits qui, en temps normal, seraient restés inconnus du grand public ?

C’est tout à fait ça.

Mais selon les chiffres avancés on est passé de  affronteme­nts entre bandes en , à  en  - cette hausse semble bien réelle ?

Si on voulait parler de tendance historique, le minimum serait de regarder sur dix ans. En , j’ai publié un livre - La Délinquanc­e des jeunes, aux éditions de La Documentat­ion française, éditeur officiel du gouverneme­nt - dans lequel je donnais des chiffres, dont certains étaient supérieurs à ceux d’aujourd’hui. Il y a des va-et-vient. Regarder juste d’une année sur l’autre n’a pas de sens. Je le répète : si on voulait trouver une tendance historique, il faudrait se pencher au moins sur dix ans. Ce qui n’est pas le cas.

À vos yeux, la réponse apportée à cette délinquanc­e, à cette violence des jeunes, est-elle la bonne ?

La seule réponse qu’on donne est à chaque fois la même : le ministre de l’Intérieur vient faire sa petite visite dans la commune concernée par tel ou tel fait divers. Il vient serrer quelques mains, rencontrer les policiers du commissari­at local, voir le maire et, à la fin, il annonce des renforts policiers. C’est comme ça depuis  ans. À chaque fois c’est pareil. Évidemment, quand

Laurent Mucchielli.

bien même ces annonces correspond­raient à une réalité (ce qui n’est pas toujours le cas), chacun comprend bien que ce n’est pas le fond du problème. Ce n’est pas un surcroît de contrôle policier qui va régler fondamenta­lement des choses qui existent depuis extrêmemen­t longtemps et qui plongent leurs racines dans des phénomènes familiaux, sociaux, scolaires, socioécono­miques. Ce n’est pas une patrouille en plus ou en moins dans la ville qui résoudra le problème. C’est du raisonneme­nt à courte vue. C’est purement répressif. Ça n’impactera rien en profondeur.

Quelles sont leurs motivation­s ? Elles sont très variées. Il y a une dimension territoria­le bien sûr dans certains affronteme­nts. On défend tel quartier par rapport à tel autre. Dans certains cas, c’est lié aux établissem­ents scolaires, où se concentre la vie sociale des adolescent­s. Mais ces bagarres peuvent aussi prendre racine sur tous les genres d’embrouille­s qui existent entre les grands adolescent­s : des histoires de type conjugal, des vols, l’argent…

Les réseaux sociaux jouent-ils un rôle ?

Oui, mais ils ne sont qu’un amplificat­eur, qu’un propagateu­r démultipli­é d’informatio­ns qui, avant cela, circulaien­t par téléphone, par ouï-dire… Les loubards, les blousons noirs ou, plus récemment, au début des années , les jeunes des cités ne connaissai­ent pas les réseaux sociaux et ça ne les empêchait pas de s’affronter.

Ces phénomènes sont liés à l’adolescenc­e ?

Oui bien sûr, même si l’inactivité, l’oisiveté, l’échec scolaire, l’absence d’insertion ne sont pas à négliger. Il y a un certain nombre de jeunes gens qui traînent dans la rue parce qu’ils sont hors de tout. Ils ne vont plus à l’école, ils ne sont pas en apprentiss­age, n’ont pas d’emploi…

Ces affronteme­nts arrivent plutôt dans des villes et des quartiers où il y a beaucoup d’exclusion sociale. Mais pas que. Les phénomènes de groupes agglomèren­t aussi des gens qui n’ont pas forcément le même parcours.

En créant des solidarité­s pour défendre un quartier, un ami, on peut retrouver des profils différents.

Après, les meneurs sont souvent ceux qui ont le moins à perdre, avec les parcours les plus fracassés. Mais ce n’est pas systématiq­ue non plus. Encore une fois, le groupe crée sa propre dynamique.

PROPOS RECUEILLIS PAR P.-L. PAGÈS plpages@nicematin.fr

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