Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)

Les dollars de Vinci

- Par CLAUDE WEILL

« Dieu misàpart, LéonarddeV­inci est sans doute l’artiste sur lequel on a leplus écrit », notait le grand critique Daniel Arasse. En effet, ilyaquelqu­e chose de religieux dans la fascinatio­n qu’exerce le maîtrede laRenaissa­nce. Impossible d’expliquer autrement le moment de pure irrational­ité qu’aété de l’adjudicati­on chez Christie’s du désormais célébrissi­me SalvatorMu­ndi ( le Sauveur du Monde).  millions de dollars ( TTC)! Bien sûr, il y a la saga du tableau, tellement romanesque. Et sa rareté: c’est l’unique oeuvre connue de Léonardqui ne soit pas dans un musée. Tout de même, c’est beaucoup d’argent pour une peinturequ­e les spécialist­es s’accordent à juger plate, très dégradée, et dont l’attributio­n même reste contestée par certains. Preuveque commeDieu, LéonarddeV­inci, six siècles après sa mort, continue de fairedes miracles. Songezque ce petit panneau de noyer, attribuéàu­n « suiveur de Léonard », fut adjugé  livres sterling en  chez Sotheby’s. En , il est acquis pour   dollars par trois marchands au nez creux. Puis en , restauré et débarbouil­lé, cédé pour  millions de dollars au marchand suisse Yves Bouvier. Lequel le revend illico, pour , millions, aumilliard­aire russe Dmitri Rybolovlev qui, s’estimant grugé, décide de s’en défaire. En vente publique, onpensait qu’il ferait dans les  millions de dollars. Ce seraquatre fois plus. Et pour Rybolovlev une plus-value de , millions. Un miracle, vous dit-on. Surtout si on se souvient que dans un premier temps, lemême Bouvier avait cru bon de mettre son client en garde: « L’acheteur qui paiera trop cher ce tableau que personne ne veut sera considéré comme un pigeon. » Mais ça, c’était avant qu’il ne réalise qu’on avait affaireàun « chef d’oeuvreuniq­ue »… Qu’aurait-il pensé de tout ça, Léonard l’impécunieu­x, qui passa sa vie à chasser la commande et avait tant de mal à se fairepayer? Aurait-il été fier de ces surenchère­s posthumes, lui qui avait une si haute idée de son art? Aurait-il ri de la jobardise de cesmilliar­daires se battant à coups de millions de dollars pour s’offrir un peu de prestige par procuratio­n, une illusion d’immortalit­é - en franchise fiscale de préférence. Comme si l’on pouvait acheter aux enchères la gloiredupe­tit bâtardnéda­ns une ferme toscane pour mouriràAmb­oise, dans les bras de François Ier. Alors, un « pigeon », l’acquéreur à  millions de dollars, (anonyme, bien sûr)? Les experts toussotent. Finalement, cela peut se justifier… Vous avez remarqué: depuis la venteChris­tie’s, les gens du milieu trouvent le Sauveur bien plus beau qu’avant. L’argent embellit tout. Mais enfin, insiste-t-on, est-ce que ça les vaut? N’est-ce pas trop cher payé? Question sans réponse. En art, il n’yapas de valeur « objective». La cote, c’est le marché. La valeur d’un tableau, c’est le prix que quelqu’un (oligarque russe, nouveau riche chinois ou princearab­e, peu importe) est disposéàpa­yer. Alors quand c’est Léonard… Bingo! Nouveau recorddumo­nde! Presque deux fois et demie le précédent ( les Femmes d’Alger de Picasso,  millions de dollars, une misère). Bien sûr, le Sauveur du Monde n’est pas le meilleur Léonard. Et Léonardpas le meilleur peintrede l’histoire, expression qui n’aaucun sens. En art, pas de classement. Mais il est le peintre leplus célèbre, l’auteur de la Joconde, icône planétaire. Et plus encore: un mythe. Un homme de son siècle, dont les traits de génie, l’esprit d’invention, l’insatiable curiosité, et les ratages aussi, composent un portrait où la postérité a reconnu l’esprit même de la Renaissanc­e. L’homme de tous les talents. Le « génie universel » (Taine). En ces temps cyniques et désorienté­s, c’est hors de prix.

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