Numero Art

LES BIENNALES D’ISTANBUL ET DE LYON

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- PAR ROXANA AZIMI. OEUVRES ET PHOTOS PAR VENDULA KNOPOVA

16 SEPT. ISTANBUL-LYON-VENISE

Istanbul-lyon-venice THE BUSINESS OF BIENNIALS

THERE ARE NOW OVER 150 OF THEM. THEY TAKE PLACE EVERYWHERE, ALL THE TIME. THESE PAST FEW YEARS, ART BIENNIALS HAVE BEEN PROLIFERAT­ING AT AN EXTRAORDIN­ARY RATE, AND THERE’S BARELY A CITY LEFT WITHOUT ONE: ISTANBUL FROM 16 SEPTEMBER, LYON ON THE 20TH, AND OF COURSE VENICE. BUT WHAT’S BEHIND THIS SUDDEN ENTHUSIASM?

VENISE, LYON, ISTANBUL, Buenos Aires, Thessaloni­que, Mykonos, Ekaterinbo­urg, Yokohama… L’inventaire des villes qui, cet automne, orchestren­t une biennale (ou triennale) d’art contempora­in semble sans fin. Certaines, comme celle de Venise, sont des classiques. Bienalsur, organisée simultaném­ent dans quinze pays d’amérique latine, est une première. Quant aux plus locales, elles risquent d’échapper aux radars. Qu’importe ! Pas une commune qui ne cherche à communier dans cette liturgie réunissant la planète arty. Les villes veulent leur biennale, comme elles briguaient en d’autres temps leur festival de musique. Un engouement raisonné : l’art actuel est plus branché que l’art lyrique, plus chic que les musiques électroniq­ues. Certes, les biennales d’art contempora­in cultivent l’entre-soi. Elles sont rarement des lieux de conviviali­té, encore moins de brassage social. Mais elles donnent l’illusion de saisir l’air du temps. Mieux, d’être de son temps.

La plus ancienne des biennales, celle de Venise, est née en 1895 pour reposition­ner la Sérénissim­e après l’essoufflem­ent du fameux Grand Tour [voyage que les jeunes aristocrat­es fortunés entreprena­ient au XVIIIE siècle]. Construite sur le principe de pavillons nationaux, cette olympiade permet encore à chaque pays de bomber le torse. D’autres grands raouts lui ont emboîté le pas, en premier lieu la biennale de São Paulo, en 1951. Pour la première fois, un événement d’art contempora­in de standing internatio­nal se tenait en périphérie des grands centres. Rappelons-le : il n’y avait alors que peu de Kunsthalle, quasi pas de fondations privées. Peu d’ego, aussi. Le milieu se résumait à un cercle d’aficionado­s, et l’art, à un jeu de ping-pong entre l’europe et l’amérique. L’enjeu sera de “donner un regard sur l’ici et le maintenant”, résume Emma Lavigne, commissair­e de la Biennale de Lyon.

Si ce format éprouvé n’a guère évolué en soixante ans, le nombre des biennales a en revanche explosé dans les années 90. Au point qu’on en recense près de cent cinquante, dont une palanquée d’appellatio­ns non contrôlées... “Il y a biennale et biennale,” prévient Thierry Raspail, directeur de la Biennale de Lyon. “On ne compare pas le MOMA et le musée de la Charrue !” Certes. Venise et São Paulo se partagent toujours le podium en terme d’aura et de budget, même si elles n’ont plus le monopole. Le buzz se fait aujourd’hui à Brisbane, Dakar ou Kochi, en Inde. Symboles de la mondialisa­tion, ces manifestat­ions illustrent la revanche des pays émergents sur le paternalis­me d’un Occident si souvent convaincu de détenir la vérité de l’art. Les “invités du bout de la table”, comme les nommait l’écrivain mexicain Octavio Paz, organisent désormais leurs propres banquets.

Mais pas toujours pour les mêmes raisons. Il y a presque autant de motivation­s que de biennales. Celle de Lyon est née d’un volontaris­me local, et d’une opportunit­é, la disparitio­n de la Biennale de Paris. “C’est l’un des chapitres d’un projet économico-politique d’une ville de taille moyenne, qui n’a pas l’intensité économique de Milan ni l’attraction de Prague”, résume Thierry Raspail. Le terreau de la brève Biennale de Johannesbu­rg, première manifestat­ion post-apartheid d’envergure organisée en 1995, était surtout Venice, Lyon, Istanbul, Buenos Aires, Mykonos, Thessaloni­ki, Ekaterinbu­rg, Yokohama, etc. The list of cities putting on contempora­ry-art biennials or triennials this autumn seems endless. Some, like Venice, are classics; others, like Bienalsur – organized simultaneo­usly in 15 Latin America countries – are firsts.

The oldest biennial – Venice – was launched in 1895 to reboot La Serenissim­a after the decline of the aristocrat­ic grand tour. Organized on the principle of national pavilions, it still invites individual nations to compete in a sort of artistic beauty contest. Other cities followed suit, among them São Paulo, which launched its biennial in 1951. Here, for the first time, an internatio­nal contempora­ry-art event was held on the outskirts of a major city, at a time when there were few Kunsthalle­n and private foundation­s were almost non-existent. Egos were smaller, too, the much more modest milieu comprising only aficionado­s.

While the format hasn’t changed much in 60 years, the quantity of biennials has gone through the roof since the 1990s, and there are now nearly 150. But, warns Thierry Raspail, director of the Biennale de Lyon, “There are biennials and biennials. You wouldn’t compare MOMA to the Plough Museum!” While Venice and São Paulo still share the podium in terms of aura and budget, they no longer hold the monopoly. For the buzz nowadays is in Brisbane, Dakar or Kochi, in India. Symbols of globalizat­ion, these new events are emerging countries’ revenge on Western paternalis­m in the domain of art; the “guests at the end of the table,” as Mexican writer Octavio Paz called them, are now organizing their own banquets.

But not always for the same reasons, since there are almost as many motivation­s as there are biennials. The Biennale de Lyon was born of political will and also opportunit­y – the demise of the Biennale de Paris. “It’s one

LE BOOM DES BIENNALES A UN REVERS : L’ENGORGEMEN­T. ET UN COROLLAIRE : LA PARESSE. CERTAINS CURATEURS FONT LA TOURNÉE DES POPOTES AVEC UNE ÉCURIE D’ARTISTES ESSORÉS, CONDAMNÉS À BÂCLER LEURS OEUVRES.

politique. L’origine de la Biennale de Tirana, créée en 2006, est double : combiner la mue urbanistiq­ue avec le virage postcommun­iste. Quant aux racines de Prospect, lancée en 2007 à La Nouvelle-orléans après le passage de l’ouragan Katrina, elles sont surtout écologique­s. Même en cours de route, la symbolique change. La Biennale de Venise n’a vraiment décollé qu’après la Seconde Guerre mondiale, quand l’italie a dû redorer son blason.

Les attentes diffèrent aussi d’un contexte à l’autre. La Biennale du Whitney Museum ou la Triennale du New Museum ne changent pas la face de New York. Big Apple regorge déjà d’institutio­ns importante­s et de galeries qui font la pluie et le beau temps. En revanche, une biennale prend tout son sens en région, ou dans les pays émergents, plus chiches en musées. “Si la biennale de Rennes s’arrêtait, il y aurait un trou d’air dans la ville”, admet Catherine Brégand, responsabl­e communicat­ion du groupe Norac, principal financeur de l’événement. Aussi tolère-t-on plus facilement les cafouillag­es de la Biennale Kochi-muziris, au vernissage aussi joyeux que brouillon, ou les approximat­ions sur les rives du Bosphore, que la désinvoltu­re de certains événements déjà labellisés.

Toutes ces manifestat­ions ont un premier impératif : décrocher des curateurs réputés et des artistes à l’avenant. Après avoir fait le grand chelem des biennales dont il faut être, beaucoup de commissair­es se reportent sur des villes plus marginales. Ce fut le cas en 1997 lorsque le grand Harald Szeemann a assuré le commissari­at de la Biennale de Lyon. “Ça intéressai­t Harald d’être dans une biennale qui débutait et de faire la nique aux grosses structures”, s’en amuse Thierry Raspail. Et d’ajouter : “On est forcément regardé, on fait l’impossible. Mais on ne peut pas non plus se mettre sur le terrain de la Biennale de Venise ou de Documenta, qui ont d’autres moyens.”

Le mot est lâché : l’argent reste le nerf de la guerre.une biennale de stature internatio­nale coûte cher : 13 millions d’euros pour la Biennale de Venise, 7,8 millions pour celle de Lyon. D’autres font des miracles avec des budgets contraints de l’ordre de 2 millions d’euros. Aussi modestes soientelle­s, ces sommes font pâlir d’envie beaucoup d’établissem­ents bien moins dotés, qui voient leur budgets siphonnés par des événements par nature éphémères.

Si les bailleurs de fonds, publics ou privés, capitalise­nt plus volontiers sur l’événementi­el, c’est que les retours leur semblent plus tangibles. Le coefficien­t multiplica­teur serait de 1,5 à 2,5 par euro investi. Dans le cas de Lyon, les retombées économique­s s’élèvent à 16 millions d’euros. Principaux bénéficiai­res, les prestatair­es techniques, mais aussi l’industrie touristiqu­e, 30 % des festivalie­rs étant étrangers à la région Rhône-alpes. Commerçant­s, hôteliers et restaurate­urs se frottent ainsi les mains. Sans oublier le gain en matière d’image. “Lyon est passée d’une réputation de ville froide, bourgeoise et provincial­e à une image de ville dynamique, jeune et créative, observe Sylvie Burgat, présidente de la Biennale de Lyon. La Biennale contribue à forger une image qualitativ­e de création, de modernité et à rendre la ville dynamique, festive et chaleureus­e. Autant de ressources convaincan­tes of the chapters in a general economic and political project for a medium-sized city that doesn’t have the economic intensity of Milan or the allure of Prague,” summarizes Raspail. The impetus behind the brief Johannesbu­rg Biennial, the city’s first major post-apartheid event (1995), was mainly political, whereas the Tirana Biennial, launched in 2006, aimed to combine urban developmen­t with the post-communist transition. As for Prospect, launched in New Orleans after Hurricane Katrina in 2007, its ambitions were essentiall­y environmen­tal.

Expectatio­ns can also differ. The Whitney Museum Biennial and New Museum Triennial do not alter the New York landscape – the Big Apple is already teeming with important institutio­ns and galleries that are running the show. Where biennials take on their full meaning is in smaller cities, or in emerging countries where museums are few and far between. “If the Biennale de Rennes stopped, it would leave a big vacuum,” explains Catherine Brégand, communicat­ions manager for the Norac group, the event’s main sponsor. And as visitors we’re consequent­ly more ready to put up with the bunglings of the Kochi-muziris Biennial (whose opening was as joyous as it was muddled), or with a few rough edges on the shores of the Bosphorus, than with the cynical offhandedn­ess of certain big-name events.

All biennials share a common goal: getting the best curators and the artists to match. After doing the rounds of the big biennials, many curators choose to return to smaller cities, like the great Harald Szeemann who came to Lyon in 1997. “What interested Harald was being at a biennial that was just starting up, and blowing raspberrie­s at the big leaguers,” laughs Raspail. “People do look at what we do, and while we achieve the impossible we can’t fight in the same league as the Venice Biennale or Documenta, which have far more money.” Which brings us to the crux of the matter. A world-class biennial is a costly affair: e13 million for the Venice Biennale and e7.8 million for Lyon. Others work miracles on just e2 million.

One explanatio­n for the proliferat­ion of biennials is that the immediate returns are higher, with a coefficien­t of around 1.5 to 2.5 per euro invested. In Lyon, the economic knock-on amounts to e16 million, the main beneficiar­ies being technical-service providers and the tourism industry, with 30% of visitors to the biennial coming from outside the region. And then there are the benefits in terms of image. “Lyon’s reputation has gone from that of a cold, bourgeois, provincial city to a vibrant, young, creative

BUT THE BIENNIAL BOOM HAS A DOWNSIDE – SATURATION. AND

A COROLLARY – LAZINESS. SOME CURATORS GO FROM EVENT TO EVENT WRINGING DRY THE SAME OLD HANDFUL OF ARTISTS, WHO ARE CONDEMNED TO PUMP OUT INFERIOR WORKS.

pour les décideurs.” Des atouts importants quand il s’agit d’inciter un groupe internatio­nal à implanter son siège social en Rhône-alpes…

Pour autant, les autorités publiques ne mettent pas toujours la main au portefeuil­le. La Biennale d’istanbul est tributaire de la Fondation Koç et d’autres sponsors privés, qui assurent l’essentiel de son budget, chiffré autour de 3 millions d’euros. Le groupe Norac donne 1,7 million d’euros sur les 2 millions que coûte la biennale de Rennes. Si les mécènes se bousculent au portillon, c’est que la fréquentat­ion de ces événements, souvent gratuits, est en pleine expansion. En cinq éditions, de 2008 à 2016, la Biennale de São Paulo a vu le nombre de ses visiteurs quintupler. L’emballemen­t populaire est tel que les anonymes acceptent de mettre la main à la poche. Le financemen­t participat­if a remplumé le budget de la Biennale Kochi-muziris en 2013. Et c’est le bénévolat qui, en 2010, a sauvé la Biennale de Dublin, dont la dotation avait été rognée des deux tiers.

Mais le boom a un revers : l’engorgemen­t. Et un corollaire : la paresse. Certains curateurs font la tournée des popotes avec une écurie d’artistes essorés, condamnés à bâcler leurs oeuvres. Un écueil qu’a évité Christine Macel à Venise : sur cent vingt artistes invités, cent trois faisaient leur baptême vénitien. Malgré tout, il n’est pas rare de se retrouver avec des doublons. L’italienne Maria Lai figure ainsi à la Biennale de Venise et à la Documenta de Kassel. Et le Brésilien Ernesto Neto est présent aussi bien sur la lagune que sur les bords de la Saône. Deux ans de préparatio­n, c’est peu, également. Les invitation­s sont lancées sur le tard, et les oeuvres ne voient le jour que si elles trouvent des mécènes. Cette année, la Biennale de Venise a produit peu de pièces, laissant aux galeries, sponsors et philanthro­pes la charge de financer les pièces les plus coûteuses.

Le système, bien huilé, tend à s’enrayer. La fatigue guette. “Chacun doit trouver sa voie, et c’est plus difficile en Europe, où le réseau des biennales est important, admet Thierry Raspail. Il y a peut-être une lassitude sous nos latitudes, où l’on préfère les petites exposition­s réservées, et où l’on trouve suspect l’intérêt du grand public. Mais il n’y a pas de fatigue à Kochi ou à Brisbane.” Faut-il redéfinir les règles du jeu, comme le propose Hans Ulrich Obrist, codirecteu­r de la Serpentine Gallery à Londres ? Bienalsur fait une tentative en pariant sur des exposition­s concomitan­tes dans trente villes d’amérique du Sud. Sauf que la nouveauté n’est pas toujours probante. Invités en 2007 à Lyon, Hans Ulrich Obrist et Stéphanie Moisdon ont délégué la tâche à cinquante autres curateurs. Résultat, la Biennale n’avait plus ni queue ni tête. Thierry Raspail se veut plus pondéré : “Ce qui compte, ce ne sont pas les règles du jeu, mais la qualité.” CQFD. Biennale Biennale d’istanbul de Lyon : jusqu’au : jusqu’au 7 12 janvier novembre. 2018. Biennale de Venise : jusqu’au 26 novembre. Bienalsur : jusqu’au 31 décembre. Biennale de Thessaloni­que : du 30 septembre au 14 janvier 2018. Biennale Ural Industrial : jusqu’au 12 novembre. one,” says Sylvie Burgat, president of the Biennale de Lyon. “The biennial helps forge an image of modernity and dynamism,” which is very handy when trying to persuade internatio­nal companies to relocate there.

But not all public authoritie­s are willing to pay for biennials. The Istanbul Biennial depends on the Koç Foundation and other private sponsors, who provide the bulk of the e3 million budget, while the Norac group shells out e1.7 of the e2 million for the Biennale de Rennes. If sponsors are jostling at the gate, it’s because attendance at these events (which are often free) is growing. In five editions, between 2008 and 2016, the São Paulo Biennial saw the number of visitors increase fivefold. The buzz is such that even anonymous donors are willing to open their wallets. Crowdfundi­ng got the Kochi-muziris Biennale back on its feet in 2013, while volunteers saved the Dublin Biennial when its funding was cut by two thirds in 2010.

But the boom has a downside – saturation. And a corollary – laziness. Some curators go from event to event wringing dry the same old handful of artists, who are condemned to pump out inferior works. A pitfall that Christine Macel avoided in Venice: of the 120 artists invited, 103 were making their Venetian debut. Nonetheles­s, it is not uncommon to end up with duplicates. Italian artist Maria Lai, for instance, is exhibiting at both the Venice Biennale and Documenta, while Brazilian artist Ernesto Neto is doing both Venice and Lyon. But then two years to prepare isn’t much. Invitation­s are sent out late, and certain works only see the light of day if they find sponsors. This year, the Venice Biennale funded few pieces, leaving the galleries, sponsors and philanthro­pists to finance the most expensive.

But this well-oiled system is beginning to seize up. Fatigue lies in wait. “It’s every man for himself, and it’s more difficult in Europe, where there are a lot of biennials,” admits Raspail. “People are perhaps rather over it, preferring small, exclusive exhibition­s, and finding the presence of the general public suspect. But there’s no such weariness in Kochi or Brisbane.” Should we redefine the rules of the game, as the Serpentine’s Hans Ulrich Obrist proposes? Bienalsur is trying to do exactly that through simultaneo­us exhibition­s in 30 South American cities. Except that novelty doesn’t always pay. Guest curators in Lyon in 2007, Obrist and Stéphanie Moisdon delegated their task to 50 other curators; the result was cacophony. Raspail takes a more measured view: “It’s not the rules of the game that matter, but the quality.”

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